Tout a commencé avec Allen Iverson, forcément. Durant l’été 1997, celui qui vient tout juste d’être nommé Rookie de l’année est arrêté pour port d’arme dissimulé et possession de marijuana suite à un banal contrôle routier. Le joueur des Sixers s’en tire avec trois ans de mise à l’épreuve mais David Stern décide alors de faire quelque chose de totalement nouveau : infliger une suspension sportive (avec cessation de salaire) à un joueur reconnu coupable dans une affaire pénale.
« The Answer » est mis à pied pour la première rencontre de la saison tandis qu’Isiah Rider, condamné pour possession de marijuana et de téléphones mobiles illégaux durant l’été, est lui suspendu pour les deux premiers matches.
Arn Tellem, son agent, est furieux.
« Il n’y a aucune base légale pour cette suspension et la ligue agit comme si elle était au-dessus des lois », explique-t-il. « Nous allons faire appel aussi vite que possible. Et je suis sûr qu’on nous donnera raison. Il n’y a rien, dans le CBA ou dans les accords entre la ligue et les joueurs, qui autorise une telle sanction ».
David Stern s’appuie néanmoins sur quelques lignes obscures et interprétables à volonté.
« Les joueurs NBA doivent se conduire selon les standards moraux les plus élevés possibles. Ces suspensions doivent rappeler à tout le monde qu’une attitude non professionnelle ou inappropriée, sur et en-dehors du terrain, sera sanctionnée ».
Des athlètes qui doivent être irréprochables… hors des terrains
Le 3 octobre 1997, la NBA venait de se poser en juge de moralité. Désormais, les athlètes ne devaient pas seulement être irréprochables sur le terrain en évitant les bagarres, le dopage ou les insultes envers les arbitres. Ils étaient également tenus de devenir des modèles dans la vie civile. Il faut dire que l’époque était cruciale pour la NBA. Michael Jordan allait prendre sa retraite à la fin de la saison, un lockout était en chemin et David Stern cherchait déjà à mettre la main sur les futures négociations, annoncées tendues.
Mais alors que la ligue perd sa poule aux oeufs d’or, elle sent qu’elle va devoir faire face à une nouvelle génération compliquée. L’ère « Allen Iverson » s’ouvre d’ailleurs par le coup d’éclat de Latrell Sprewell, qui tente d’étrangler son coach P.J. Carlesimo. Les Warriors rompent le contrat du joueur et la NBA suspend l’arrière pour un an. Après appel, un juge indépendant, John Feerick, casse néanmoins les deux décisions, expliquant qu’un contrat ne peut être rompu ainsi et rabaisse la sanction à 68 matches. Même si la peine est tout de même marquante, c’est un camouflet pour David Stern.
« Monsieur Feerick est un homme très charitable qui a pris une décision très charitable pour Monsieur Sprewell », déclare-t-il avec son ironie habituelle.
La campagne de moralisation est néanmoins lancée. Alors que la NBA s’était toujours contentée de suspendre ou de distribuer des amendes pour des actes limitées au terrain (dopage, bagarres, insultes…), elle s’attaque désormais à l’image globale des athlètes. Dans les années 1980, la volonté de lutter contre la cocaïne était surtout une affaire interne, la poudre blanche gangrenant la ligue et certains effectifs.
La NBA doit maintenir une bonne image publique
À partir de 1997, ce sont des faits totalement extérieurs au basket qui peuvent engendrer des suspensions.
« Toutes les ligues sportives sont de plus en plus inquiètes par rapport à la mauvaise conduite des athlètes lorsqu’ils sont loin des terrains ou loin des parquets », nous explique Michael McCann, professeur diplômé d’Harvard, spécialiste en droit du sport. « Etant donné l’importance grandissante des réseaux sociaux, des chaînes de télévision et des magazines d’investigation, les athlètes sont de plus en plus exposés hors de leur lieu de travail. Les ligues ont une valeur fiduciaire [qui repose sur la confiance générale] et leur image doit donc être bonne auprès des fans et du public. L’image est également importante pour les ligues dans leur interaction avec les politiques, notamment les membres du Congrès qui votent les lois régulant le sport. Même s’il n’y a qu’une petite minorité d’athlètes qui enfreint la loi, ils ont tendance à attirer l’attention des médias et à ternir l’image de la ligue. D’un autre côté, les sportifs professionnels, comme les joueurs NBA, ne sont pas des travailleurs comme les autres. Ce sont des modèles pour les enfants, qui les idolâtrent. Qu’ils doivent répondre de leurs actes devant leurs ligues est quelque chose qui fait partie de leur métier et qu’ils doivent accepter ».
Pour Michael McCann, la ligue doit veiller à son image publique.
« La NBA, et par extension Adam Silver, ont le devoir de préserver l’image de la ligue. Un joueur qui attire la controverse à cause de sa mauvaise conduite en-dehors des terrains ne fait pas seulement du mal à son image mais aussi à celle de son équipe et de la NBA. Il est parfaitement approprié pour son équipe et la NBA de répondre à cette controverse. Je ne crois pas que lorsqu’Adam Silver suspend un joueur qui a commis un délit ou un crime, ce soit une affaire de moralité. Il s’agit de savoir quels sont les intérêts de la NBA comme entreprise dont la réussite et l’échec dépend de la perception du public et des fans ».
Un système réglementé mais assez flou
Pour cela, la NBA a défini le système de punitions dans sa constitution. L’article 35(d) explique ainsi que le commissioner « a le pouvoir de suspendre, pour une période de temps définie ou indéfinie, ou d’imposer une amende ne dépassant pas 50 000 dollars, ou infliger une suspension et une amende (1) à un joueur qui, de son point de vue, a fait des remarques qui ont créé, ou qui avaient pour intention de créer, un préjudice à l’encontre des intérêts de l’association ou d’un de ses membres, ou (2) à un joueur qui est coupable d’une conduite qui n’est pas conforme aux standards de moralité ou de fairplay, ou qui a enfreint les lois fédérales ou locales au détriment de l’association ».
L’article VI (section 7) de l’accord entre la ligue et les joueurs précise les sanctions. En cas de condamnation pour crime, un joueur est automatiquement suspendu pour un minimum de 10 matches. Point intéressant : un joueur peut être suspendu par la ligue ou sa franchise (c’est ce qui est arrivé à Jared Sullinger plus tôt cette année) mais il est contraire au CBA d’être puni à la fois par sa franchise et par la ligue.
Ce système impose donc un double jugement. Le premier par la justice classique, le deuxième par la franchise ou la NBA. Est-ce justifié que les joueurs soient punis deux fois pour un même délit ou crime ?
« Je ne pense pas que les joueurs NBA soient punis deux fois », conteste Michael McCann. « Je pense qu’ils sont punis par différentes structures qui protègent toutes deux leurs intérêts et qui ont toutes deux le devoir de protéger leurs intérêts. Si les joueurs NBA sont punis par le système judiciaire, cette punition reflète le jugement d’un jury à-propos de la violation d’une loi établie pour protéger des citoyens. Si les joueurs NBA sont punis par la NBA, leur punition reflète le jugement d’Adam Silver à-propos de la violation d’une règle NBA qui protège la NBA. Ce sont bien deux entités différentes, qui ont chacune des intérêts et qui ont le droit de les protéger ».
La suspension de Jeffery Taylor est-elle trop sévère ?
Ces suspensions sont donc un moyen, pour les franchises et la NBA, de montrer qu’elles désapprouvent les actes des joueurs qui enfreignent la loi et ainsi de contrôler leur image publique. Depuis 1997, la ligue a ainsi infligé 38 suspensions suite à des affaires pénales. Le motif le plus fréquent est l’alcool au volant/conduite dangereuse et les suspensions vont généralement de un à cinq matches.
Il arrive que la NBA veuille néanmoins faire passer des messages. En 2007, Stephen Jackson et Ron Artest (à l’époque) avaient ainsi été suspendus sept rencontres. Pour le premier, c’était parce qu’il avait tiré avec une arme à l’extérieur d’une boîte de nuit. Pour le second, il s’agissait de violences conjugales. À l’époque, les deux sanctions avaient été jugées très sévères et la ligue expliquait son choix par le fait que les deux joueurs étaient récidivistes, ayant déjà été longuement suspendus dans l’affaire du Palace d’Auburn Hills.
Des exemples et des « lignes qui bougent sans cesse »
Dans ces conditions, comment expliquer les 24 matches de suspension infligés à Jeffery Taylor ? Il est d’abord important de noter que la NBA n’enfreint pas sa constitution, comme l’affirmait pourtant Michele Roberts, nouvelle patronne du syndicat des joueurs.
« D’après le CBA, la NBA a clairement l’autorité légale pour suspendre les joueurs dans les cas de violence conjugale ou pour mauvaise conduite hors du terrain », nous confirme Michael McCann. « L’article 35 de la constitution est inclus à l’intérieur du CBA grâce au contrat global, que tout joueur doit signer. L’article 35 permet au commissionner d’avoir une vaste autorité afin d’appliquer les suspensions. Les droits des joueurs sont néanmoins protégés car ils ont le droit de faire appel à un juge indépendant si la suspension dépasse 12 matches. Savoir si 24 matches est une suspension appropriée pour Jeffery Taylor est une question légitime mais aucune règle ne dit que c’est trop long ».
Michele Roberts avait expliqué qu’il était impossible de suspendre Jeffery Taylor pour 24 matches alors qu’il n’avait commis qu’un délit alors que le CBA parle de 10 matches pour un crime. Mais il s’agit d’un minimum et la ligue s’est bien gardée de fixer une suspension maximum, l’autorisant donc à frapper fort sur le joueur des Hornets.
La NFL et la NBA en pleine surenchère
En parallèle de l’affaire Ray Rice, en NFL, c’était l’occasion pour la NBA de monter qu’elle prenait de son côté toute la mesure des violences conjugales. Avec Jeffery Taylor, Adam Silver avait ainsi l’occasion parfaite pour frapper un grand coup, quitte à aller très au-delà de ce qui s’était fait par le passé pour des faits similaires. Une sanction arbitraire qui ne repose sur aucune stabilité juridique. Toutefois, la NBA ne se place pas dans un cadre classique de justice. Il ne s’agit ici pas d’indemniser une victime mais plutôt de contrôler les dommages sur l’image de la ligue. L’opinion publique attendait de comparer les réponses de la NBA et de la NFL et face au laxisme du football américain, le basket a surenchéri.
Après la lutte contre la culture hip-hop (avec le fameux « dress code »), l’éviction de Donald Sterling, la démission de Bruce Levenson ou la suspension de Jeffery Taylor, la NBA semble bien s’être lancée dans une fuite en avant morale qu’Adam Silver lui-même n’arrive pas à clairement définir.
« Nos joueurs se mettent dans toutes sortes de situations qui demandent des réponses uniques », expliquait-il récemment à CBS Sports. « Lorsqu’on me demande quelles sont les lignes à ne pas franchir, je réponds que les ligues sportives ont appris que chaque situation est unique. J’aimerais pouvoir dire aux propriétaires ou aux joueurs : voilà les lignes jaunes. Mais ces lignes bougent sans cesse. Les valeurs morale de la société évoluent en permanence et j’ai appris que les histoires qui auraient été oubliées dès le lendemain, il y a 20 ans, sont désormais des affaires non seulement nationales, mais aussi internationales ».
Les doigts sur le pouls de l’opinion publique, la NBA réagit donc lorsque celle-ci s’emballe. Une stratégie dangereuse mais nécessaire pour une ligue dont la valeur repose sur son image ?