Le sport est cruel, un domaine où seule la performance prime. Dans les livres d’histoire du sport, il n’y a ainsi de place que pour les vainqueurs. Les vaincus n’existent que pour leurs contemporains, pas pour les générations ultérieures et qu’importe qu’ils furent magnifiques, orgueilleux ou proches de leur but, les écrits officiels ne s’intéressent tout simplement pas à eux.
Néanmoins, le sport a de cela de magnifique qu’il génère des émotions propres à chacun, sur lesquelles les livres d’histoire n’ont pas d’emprise.
« L’homme est la mesure de toutes choses. » Pour vulgariser, cette théorie, attribuée au sophiste grec Protagoras dans « Contre les Savants » de Sextus Dominicus, signifie que la subjectivité individuelle prévaut en règle générale sur la réalité.
Les records ne signifient rien, ou si peu
En NBA, cette théorie relativiste est omniprésente : à titre d’exemple, nombreux sont ceux qui considèrent toujours James Harden comme le véritable MVP de la saison passée, malgré le sacre de Stephen Curry.
Pour moi, elle permet même de remettre en perspective nombre de records établis par la ligue. Pour paraphraser partiellement Ron Harper, selon moi, les records ne signifient rien.
Ainsi, Golden State est en passe de battre le record des Chicago Bulls de 72 victoires pour 10 défaites, l’équipe reconnue par beaucoup comme la meilleure de l’histoire de la ligue justement grâce à ce bilan. Or, dans ma mesure, cette saison des Bulls n’est pas la meilleure. En revanche, la suivante m’impressionne beaucoup plus : celle de 1996-97.
Cette année-là, les Bulls finissent à 69 victoires pour 13 défaites. D’un point de vue purement comptable, il serait purement stupide de placer cette campagne avant celle de 1995-96. Sauf bouleversement majeur dans la hiérarchie arithmétique, une saison à 72 victoires reste supérieure à une autre de 69, d’autant qu’en 1996, les Bulls ont remporté leurs matchs par un écart moyen de 12.2 points contre 10.8 en 1997.
Cependant, la supériorité des Bulls sur le reste de la ligue ne m’a jamais autant sauté aux yeux qu’en 1997 et ce, pour une seule et unique raison : il faut une force de caractère incroyable pour enchaîner une saison record avec une campagne d’une qualité presque équivalente.
Les Bulls de 1997 confrontés à une « haine » sans précédent
Beaucoup de champions ont déjà évoqué ce sujet : il est très compliqué de rebondir après un titre. La lassitude, la détermination sans précédent des adversaires, sont autant de facteurs à même de vous faire tomber par la suite.
« Les gens me demandent tout le temps ce qui est plus difficile quand on défend un titre ou qu’on tente un triplé. La vérité ? C’est la haine. Les gens commencent à vous détester car vous gagnez constamment. Toutes les équipes de la ligue font tout ce qu’elles peuvent pour vous faire tomber du trône. » déclarait ainsi Robert Horry, septuple champion NBA, il y a deux ans.
En 1997, malgré cette « haine » des adversaires, les Bulls n’ont finalement perdu que trois matchs de plus qu’en 1996, finissant ainsi avec le deuxième bilan de l’histoire à ce jour. Hors norme ! C’est d’autant plus remarquable à mon sens que je considère cette année-là comme l’une des plus compétitives de la ligue : Charles Barkley était venu renforcer les Rockets de Hakeem Olajuwon, Clyde Drexler et Mario Elie ; l’académie de jeu de Jerry Sloan était à son sommet, digne d’une machine de guerre (64 victoires cette saison) ; Shaquille O’Neal venait propulser les Lakers au rang de prétendant ; les Sonics tenaient à une revanche en finale ; le Heat de Pat Riley était une armée défensive (61 victoires) ; les Knicks étaient encore redoutables derrière Pat Ewing ; finalistes à l’Est encore deux ans avant, les Pacers de Reggie Miller échouent aux portes des playoffs. La concurrence faisait feu de tout bois, dans les deux conférences !
D’ailleurs, il est intéressant de récapituler les treize défaites des Bulls cette saison-là :
– le 23 novembre 1996, sur le parquet de Utah
– le 7 décembre 1996, contre Miami, sans Luc Longley
– le 8 décembre 1996, sur le parquet de Toronto, sans Luc Longley
– le 26 décembre 1996, sur le parquet d’Atlanta, sans Toni Kukoc ni Luc Longley
– le 19 janvier 1997, sur le parquet de Houston, sans Dennis Rodman, ni Ron Harper et une rotation limitée à huit joueurs
– le 5 février 1997, sur le parquet des Lakers, sans Dennis Rodman
– le 27 février 1997, sur le parquet de Cleveland
– le 9 mars 1997, sur le parquet de New York, sans Toni Kukoc
– le 14 mars 1997, sur le parquet de New Jersey, sans Toni Kukoc
– le 3 avril 1997, sur le parquet de Washington, sans Dennis Rodman
– le 13 avril 1997, sur le parquet de Detroit, sans Dennis Rodman
– le 16 avril 1997, sur le parquet de Miami, sans Toni Kukoc ni Dennis Rodman
– le 19 avril 1997, contre New York, sans Toni Kukoc ni Dennis Rodman
Pour résumer, onze des treize défaites des Bulls se sont déroulées à l’extérieur et onze d’entre elles sans au moins l’un de leurs titulaires ou sans leur sixième homme, Toni Kukoc. Certes, chaque défaite peut être expliquée par des circonstances atténuantes mais quand on sait que Dennis Rodman est à l’époque le meilleur rebondeur de la ligue et l’un de ses meilleurs défenseurs quand Toni Kukoc est, lui, le meilleur sixième homme en titre, il est légitime de penser que ces absences ont pesé très lourd dans la balance finale.
La subjectivité populaire souvent en conflit avec l’histoire officielle
Alors, évidemment, le livre de records me contredit mais en termes d’impression visuelle, selon ma propre « mesure », j’ai toujours placé les Bulls de 1997 devant leurs prédécesseurs.
Et il en va de même pour d’autres discussions. Compte tenu du contexte de l’époque, de ses qualités athlétiques et physiques en avance sur son époque et ses pairs, les 100 points de Wilt Chamberlain m’impressionnent moins que les 81 points de Kobe Bryant face aux Raptors. Et je placerai toujours les 62 points en trois quart-temps face à Dallas du même Bryant devant ses 81 points. Pour la simple et bonne raison que les Mavericks constituaient une toute autre opposition que leurs homologues canadiens. Et comme ces matchs n’étaient « que » de la saison régulière, j’aurai toujours ma préférence pour les 63 points de Michael Jordan face à Boston.
Encore dans un autre débat, j’estimerai toujours Jason Kidd comme le vrai MVP de la saison 2002, bien que Tim Duncan représentait fièrement ce trophée. Au sommet de son art, auteur de huit triple double cette année-là, capable de porter les Nets à leur première finale, l’actuel coach des Bucks incarnait pour moi la quintessence du meneur, donc du leader et ce, des deux côtés du terrain (n’est-ce pas Steve Nash ?).
Oui, mais voilà, les 100 points de Wilt Chamberlain restent pour le moment la meilleure marque de l’histoire et donc la plus belle performance officielle, comme Tim Duncan sera à jamais le MVP 2002 et comme les Bulls de 1996 sont officiellement devant leurs successeurs de 1997.
Alors, pourquoi écrire tout cela ? Simplement, parce qu’avec le record des Bulls menacé par les Warriors et l’incroyable saison réalisée par Stephen Curry, les débats fusent de toutes parts, y compris sur ce site, pour définir la véritable hiérarchie de ces performances.
Les légendes ne meurent jamais
Or, il n’y a pas d’autre vérité que les écrits officiels : si Golden State bat le record et finit champion, leur bilan fera autorité et ils pourront prétendre au titre de la meilleure équipe de l’histoire. Mais, heureusement, le sport autorise à chacun le droit de nourrir sa propre histoire, son propre vécu, sa propre vision des faits car même si le basket est aujourd’hui truffé d’analyses chiffrées et de statistiques en tout genre, il n’en reste pas moins une discipline où l’impression visuelle peut prendre le pas sur le concret. Et pourvu que ça dure ainsi, car c’est grâce à cette part de subjectivité que l’on se souvient des vaincus et des disparus des livres de record.
« Les records sont faits pour être battus. » déclarait il y a peu LeBron James. « Ça ne diminue en rien l’importance du record qui est battu (…) Vous avez tout type de records qui sont battus mais personne ne les dévalorisera pour autant. Au contraire, on va même les apprécier encore plus. On revient dessus et on se dit : ‘C’est dingue, ils avaient vraiment réussi ça ?’ »
Golden State effacera peut-être les Bulls des livres d’histoire mais tant qu’il y aura des contemporains de ces Bulls en vie, ces derniers resteront dans la légende, quelle que soit leur place finale dans les records de la ligue.