Michael Jordan ailleurs que chez les Bulls, c’est bel et bien arrivé. C’était pour son troisième et ultime retour au jeu, en 2001 chez les Wizards. À l’orée de la quarantaine, Michael Jordan revenait pour montrer que, malgré son âge avancé, il était encore un des meilleurs joueurs de la planète…
Mais avant ça, durant l’intersaison 1996, « His Airness » a également profité de la « free agency », dont un flirt avec les Knicks en coulisses, qui aurait bien pu secouer en profondeur le paysage, et l’histoire de la NBA.
1996, l’été de tous les dangers
Quand Michael Jordan se retrouve au sol, en pleurs, avec le ballon du match dans les bras, pour son quatrième titre NBA en 1996, il vient certes de gagner son premier titre depuis la mort de son père, Jeffrey, assassiné froidement sur le bord d’une route de Caroline du Nord à l’été 1993, mais il est aussi en fin de contrat.
Tout comme un paquet de joueurs plutôt intéressants, tels que : Shaquille O’Neal, Alonzo Mourning (qui allait devenir le premier joueur de l’histoire de la NBA à 100 millions de dollars – sur sept ans), Juwan Howard, Gary Payton, Dikembe Mutombo, Reggie Miller, Allan Houston, Tim Hardaway, John Stockton, Dennis Rodman mais aussi Steve Smith, Latrell Sprewell, Anthony Mason, Dominique Wilkins, Vernon Maxwell, Sam Perkins, Dale et Antonio Davis, Rex Chapman, Chris Gatling…
« L’été s’étirait en longueur, Jordan était toujours techniquement free agent, mais aucune équipe autre Chicago n’avait assez d’argent pour le payer », souligne à juste titre, Sam Smith, le beat-writer historique des Bulls. « Il n’avait nulle part où aller. Et c’est là que j’ai entendu parler de ce truc avec les Knicks. »
« Mon premier coup de fil était pour David Falk »
À New York, on avait ainsi bien préparé le terrain. En amont de cette intersaison très attendue, les décideurs des Knicks avaient notamment dégagé Charles Smith et Monty Williams à San Antonio (contre JR Reid et Brad Lohaus) mais aussi Doug Christie et Herb Williams à Toronto (contre Victor Alexander et Willie Anderson) avant la date limite des transferts en février.
« Checketts et Ernie Grunfeld auraient retourné ciel et terre pour récupérer Jordan », confirme Frank Isola, journaliste au New York Daily News. « Ils ont échangé des gars et ils reprenaient des joueurs en fin de contrat en retour. »
Début mars, c’est Don Nelson, le coach, qui sautait à son tour, remplacé par son assistant Jeff Van Gundy. Bref, il se tramait quelque chose dans la Grosse Pomme.
« Historiquement, les Knicks étaient horribles dans leur gestion du cap », avance Dave Checketts, alors PDG du Madison Square Garden, sur ESPN. « Mais on allait d’abord poursuivre Allan Houston. Il était notre cible numéro un. Et si Allan ne signait pas chez nous, on allait ensuite recruter Reggie Miller. Mais avant qu’on se lance sur cette voie, mon premier coup de fil était pour David Falk [à propos de Jordan]. J’aurais fait tout ce qui était en mon pouvoir pour aller chercher [Jordan]. »
Trouver une seconde superstar
Même après tous ces échanges précipités, les Knicks ne disposent « que » de neuf millions de marge de manœuvre sous le fameux « salary cap ». À l’époque, on évoque des offres autour de 25 millions de dollars la saison.
« Si on avait pu le faire du point de vue financier, on aurait tout laissé tomber à côté. Croyez-moi », persiste et signe Ernie Grunfeld, alors GM des Knicks. « Dans les médias, le camp de Jordan a fait entendre que, s’il n’obtenait pas ce qu’il voulait à Chicago, il regarderait ailleurs. »
C’est cette petite lueur d’espoir, en fait un mécanisme basique pour faire jouer la concurrence, dans laquelle se sont engouffrés les Knicks. À l’époque, New York avait déjà songé à faire venir un autre « Dream Teamer » aux côtés de Patrick Ewing.
« Checketts voyait toujours les choses en grand », reprend Frank Isola. « Les Knicks ont essayé d’attirer Charles Barkley. Ils ont toujours désespérément cherché une deuxième superstar à mettre à côté d’Ewing. Ça aurait été une équipe capable d’aller chercher le titre. Je pense que Michael Jordan aurait suffi en tant que deuxième superstar s’ils avaient pu mettre la main dessus. »
« Je n’ai jamais senti que l’affaire était proche de se conclure pour Barkley »
Un « one-two punch » composé de Jordan et Ewing aurait effectivement été plutôt séduisant, voire « suffisant », pour remettre les Knicks au sommet de la NBA. L’association Ewing – Barkley aurait probablement été moins évidente, les deux opérant essentiellement dans la peinture, mais dans le jeu des années 90, pourquoi pas ?
« C’était une rumeur au final », relativise Ernie Grunfeld. « On garde toujours nos lignes téléphoniques ouvertes, on passe toujours des coups de fil pour savoir qui est disponible, mais je n’ai jamais senti que l’affaire était proche de se conclure pour Barkley. Et c’était déjà assez tard dans sa carrière. Je ne pense pas que Patrick soit suffisamment considéré comme un grand joueur. Pendant huit saisons de suite, il a joué [au moins 79 matchs] et il tournait à 25 points, 12 rebonds et entre 2 et 3 contres. Notre équipe était construite autour de Patrick et on voulait rassembler les bonnes pièces autour de lui. »
En 1994, pendant la première retraite de Michael Jordan, New York parviendra pour le coup à se hisser jusqu’en finale NBA, battant les Bulls, puis les Pacers en sept manches, avant de s’incliner contre les Rockets de Hakeem Olajuwon… Une grosse occasion manquée !
David Falk, l’agent le plus puissant de la NBA
De son côté, David Falk voulait se tenir à sa philosophie, qui consiste tout simplement à obtenir, et optimiser, pour chacun de ses clients le contrat équivalent à leur valeur sur le marché. Pour Sam Smith, observateur attentif et extérieur, l’agent avait lui aussi de grandes ambitions (personnelles) pour cet été 1996 durant lequel nombre de ses clients étaient libres de tout engagement.
« Falk avait toujours eu ce fantasme de mettre tous ses joueurs, ses plus gros clients, dans la même équipe et contrôler cette équipe. Il aurait été comme un GM fictif. Je pense que c’était en quelque sorte son rêve. »
À l’époque, le portefeuille clients de David Falk constitue comme un « plateau de jeu d’échecs », avec Michael Jordan, Alonzo Mourning, Dikembe Mutombo, Juwan Howard, Kenny Anderson, Armen Gilliam, Chris Gatling, tous sur le pont. Ces « Falk Stars » signeront pour une somme totale dépassant les 400 millions de dollars durant cette folle intersaison ! Sans oublier qu’il était aussi l’agent de Pat Ewing…
« La plupart de mes critiques ne diraient jamais de moi que je voulais être le GM fictif des Knicks, vous savez ce qu’ils diraient ? Ils m’appelaient le commissionner fictif, pas un GM fictif. C’est insultant », réplique David Falk. « Je n’ai jamais voulu faire ça. Mais j’avais un pressentiment très fort en 1994, et en 1996, qu’il y allait avoir des « unrestricted free agents ». Les règles ont changé, la valeur des joueurs a changé. »
« Le commissionnaire fictif, pas un GM fictif. C’est insultant »
Bien avant « The Decision », ou les « Hampton Five », l’intersaison 1996 attestait déjà d’un mouvement très distinct en faveur de la prise de pouvoir des joueurs. Dans les années 1980, les contrats offerts aux meilleurs joueurs consistaient généralement en des contrats très longue durée, sur sept, huit voire dix ans, pour donner une assurance de paiement sur le long-terme à des joueurs toujours à la merci de grosses blessures.
Mais avec la popularité croissante de la NBA, les revenus publicitaires et surtout les contrats TV, ont radicalement changé la donne. Durant la saison 1990-91 en l’occurrence, la NBA a quadruplé ses revenus télé après avoir paraphé des contrats gigantesques avec NBC (601 millions de dollars sur quatre ans) et TNT (275 millions sur quatre ans). Tout le monde voulait sa part du gâteau !
Ce fut le débat au centre du lockout de 1995, le tout premier de l’histoire (il y en a quatre, à ce jour) qui dura du 1er juillet au 12 septembre. Sous la pression de Michael Jordan et Patrick Ewing (les deux joueurs stars de l’agence Falk), les joueurs voulaient la dissolution du NBPA, le syndicat des joueurs, dirigé par Buck Williams.
Ce fut finalement un « lockout de vingt minutes » car les propriétaires acceptèrent rapidement de céder face aux joueurs. Ces derniers obtenaient notamment de pouvoir être « free agent non protégé » à la fin de leur contrat mais ce nouveau CBA permettait également des exceptions plus souples au salary cap, autorisant le salaire moyen des joueurs d’augmenter sensiblement par la suite.
Les négociations peuvent commencer !
Disposant des « Bird’s rights » sur Michael Jordan, les Bulls sont les seuls à pouvoir dépasser leur salary cap pour le signer, comme c’est le cas aujourd’hui, mais aussi et surtout, il n’y a pas de limite au salaire que Jordan peut réclamer à Chicago. Les Bulls sont donc derechef favoris à leur propre succession pour conserver Jordan.
« Pensez-vous que LeBron James, quand il a signé à Miami, valait la même chose que Chris Bosh ? », rhétorise David Falk. « Alors, pourquoi a-t-il obtenu le même contrat que Chris Bosh ? Les règles ont changé sur les salaires maximum, voilà pourquoi. Quand Jordan a signé, il n’y avait pas de salaire maximal. Sa valeur aurait facilement pu être 100 millions de dollars la saison… [Jordan] m’avait dit qu’il ne voulait jamais donner la moindre indication à Jerry Reinsdorf ou aux Bulls de ce que je pensais qu’il faudrait pour le signer. Il voulait simplement savoir, sans être bousculé ou exploité, ce que les Bulls pensaient qu’il valait. Quand la free agency a commencé, il m’avait dit de ne faire aucune offre à personne. Quand les Bulls ont appelé et qu’ils ont demandé ce qu’il faudrait mettre sur la table pour le signer, j’ai expliqué à Jerry Reinsdorf que Michael voulait que les Bulls fassent leur meilleure offre. Il dirait simplement oui ou non. C’était comme une offre sous scellé. »
Savamment orchestrée et réfléchie, la stratégie de Michael Jordan et David Falk met forcément les Bulls, et son propriétaire, Jerry Reinsdorf, dans une position inconfortable. Et, sous très haute pression ! Il lui faut mettre un prix sur le meilleur joueur de tous les temps, une sacrée gageure !
« Reinsdorf est quelqu’un de très intelligent et il m’a dit : « David, c’est probablement le truc le plus stupide que vous m’ayez dit. Il n’y a aucune chance que je fasse ça. Vous me dites que si je donne le mauvais nombre, alors je vais perdre le meilleur joueur de tous les temps, et je ne vais pas avoir la chance de répondre ? ». Je lui ai répondu que c’était comme ça que Michael voulait procéder. », explique David Falk. « Il m’a répondu qu’il voulait me donner le premier chiffre de ce que je pensais être un nombre raisonnable et de me dire si c’est le bon chiffre. Je lui ai dit : « OK, ça me parait convenable ». Il m’a alors posé une des questions les plus connues de l’histoire du sport : « Est-ce que le premier chiffre est un deux ? ». Puis, il y a eu une très, très, très longue pause au téléphone. Je lui ai dit : « Non, Jerry, le premier chiffre n’est pas un deux. » On savait que ça allait être une décision astronomique parce qu’on demandait à une équipe de payer un joueur 45% de plus [que le deuxième plus gros salaire de la Ligue]. Est-ce que LeBron James gagnait 45% plus que Kobe Bryant ? Il n’y a jamais eu un joueur qui gagnait 45% plus que son second. Reinsdorf a vraiment dû laisser passer un peu de temps pour comprendre. Dans la nuit, pendant qu’il réfléchissait, on a eu une conversation avec [Checketts]. »
Les Knicks font tapis
Pendant ce temps, les Knicks lui ont effectivement fait une offre. Checketts et Grunfeld font tapis. Ils offrent « tout leur cap room », à savoir 9.45 millions de dollars. Mais pas que… Dans la mégalopole new-yorkaise, Michael Jordan pourrait avoir des opportunités marketing par centaines.
« Je lui ai seulement donné un jour pour réfléchir à notre offre », confirme Dave Checketts. « Falk est revenu vers moi et m’a dit qu’il ne pouvait pas prendre une décision aussi rapidement. Une partie de moi voulait attendre mais je sentais que ça serait désastreux si on attendait, et Michael n’aurait pas quitté Chicago, et on aurait raté de très bons joueurs entre temps. «
De son côté, David Falk se souvient de la même situation, mais sous un autre angle : « Je ne vais pas contredire Dave, on est très bons amis. Mais j’étais celui qui a dit qu’on allait avoir besoin de prendre une décision en 24h parce qu’il n’y avait qu’un certain capital dans le système. »
En fait, entre l’offre de tout l’espace libéré sous le salary cap, soit environ dix millions de dollars, et les offres révélées alors dans la presse qui avoisinaient plutôt les quinze ou vingt millions de dollars la saison, il y aurait eu des discussions de compensations supplémentaires, via bonus ou autres stock options, impliquant les partenaires financiers et sponsors des Knicks.
« David Falk nous avait dit de pimenter ce qu’on faisait sous le cap, avec un joli package de la part de notre entreprise sponsor en termes de stock options ou des offres de séjour hôtelier ou quelque chose comme ça », ajoute Dave Checketts. « Mais je veux être bien clair là-dessus : on n’a jamais rien offert de tel. Cela aurait été une violation du cap, et la NBA serait intervenue et aurait compté toute valeur qu’on lui aurait donnée et l’aurait ajouté contre notre cap. Notre sponsor, ITT [propriétaire des Knicks mais aussi de la chaîne hôtelière, Sheraton], aurait également été examiné par ses actionnaires pour avoir fait quelque chose pour une partie de l’entreprise, mais ce, en prenant de la valeur des actionnaires dans le secteur hôtelier. C’était une idée de David Falk, ça ne venait pas de moi mais rien n’a jamais été offert. »
Postface
Dans le contexte de l’époque, c’était la seule et unique manière pour les Knicks de rivaliser avec les Bulls. Assez opportunément, Falk ne se « souvient pas de ces conversations » concernant « des revenus supplémentaires », préférant noyer le poisson en arguant qu’il cherchait avant tout à trouver des « souplesses sous ce plafond [salarial] »…
« Il n’y avait aucune équipe dans la ligue qui pouvait offrir une fraction de ce que les Bulls pouvaient offrir, donc le seul problème était de développer le degré de confort entre lui et le propriétaire, que ce que Jerry pouvait accepter de payer était quelque chose que Michael était à l’aise d’accepter », poursuit Davud Falk. « Ça n’avait rien à voir avec les autres équipes. C’était une course à un cheval. »
Si l’on veut bien croire David Falk, les Knicks n’ont finalement été qu’un subterfuge pour faire monter les enchères et faire sentir aux Bulls et Jerry Reinsdorf que le joyau de sa couronne pourrait bien tomber dans l’escarcelle d’un autre propriétaire NBA.
Cela dit, dans la biographie de Spike Lee (« Best Seat in the House ») sortie en 1997, Michael Jordan a lui-même confirmé que les Knicks étaient bien placés sur sa liste : « New York était juste en dessous. Les Bulls, tout ce qu’ils avaient à faire, c’était de merder ! »
« Mon objectif était de le mettre à un niveau qui tiendrait l’épreuve du temps et qui démontrerait qu’il est le meilleur joueur de tous les temps »
Il aurait néanmoins fallu plusieurs autres facteurs pour que Michael Jordan joue pour les Knicks, avec par exemple la venue de Phil Jackson dans ses valises.
« Reinsdorf savait qu’on avait eu une conversation avec les Knicks », aplanit David Falk. « Je ne suis pas quelqu’un de sournois, je suis au contraire très direct. Jerry savait que le problème ne viendrait pas d’une autre équipe qui nous poussait. Il s’agissait simplement de faire que Michael se sente à l’aise. »
Après avoir rectifié le tir, remplaçant le premier chiffre par un trois, au lieu d’un deux, Jerry Reinsdorf a donc proposé un contrat de 30,1 millions de dollars à Michael Jordan. Un chiffre vertigineux dans son contexte, mais désormais coutumier avec une deuxième explosion des salaires à partir de 2015.
« Mon objectif était de le mettre à un niveau qui tiendrait l’épreuve du temps et qui démontrerait qu’il est le meilleur joueur de tous les temps », conclut David Falk. « Le fait que ça ait pris dix-sept ans pour le rattraper [Kobe Bryant l’a finalement dépassé sur son salaire annuel en 2013-14 avec 30,5 millions de dollars] m’a confirmé qu’on avait fait du bon boulot. »
Précurseur des stratégies désormais adoptées par les plus grandes superstars de la Ligue, dont LeBron James ou Kevin Durant, Michael Jordan n’acceptait que des contrats d’un an sur ses trois dernières années aux Bulls. De 3 millions la saison en 1995-96, il a décuplé ses revenus les deux saisons suivantes : 30 millions en 96-97 et 33 millions en 97-98 ! De quoi bien « se rembourser » de toutes ses années « sous-payées » de 1984 à 1996…