Il y a trente ans, jour pour jour, « Kareem » devenait le premier joueur NBA à franchir la barre des 34 000 points en carrière. En guise d’hommage, Basket USA revient sur la naissance – et la mort – d’un geste qu’il a sublimé sans lui trouver pour autant d’héritier : le skyhook.
À 20 ans, Kareem Abdul-Jabbar s’appelle encore Ferdinand Lewis Alcindor quand les Bruins d’UCLA remportent le titre universitaire en 1967, au terme d’une saison parfaite (30 victoires, zéro revers). « Lew », qui a dépassé la barre du double-mètre depuis son treizième anniversaire, fait déjà 2,18m. Aucun adversaire ne parvient à contenir sa gigantesque carcasse, dont la taille et l’envergure n’entravent ni la rapidité, ni la mobilité. Alcindor est sans égal, sans rival. Mais cette prééminence n’enchante pas les instances du championnat : le 29 mars 1967, sans expérimentation préalable, elles décident d’interdire le dunk au niveau universitaire et lycéen jusqu’à nouvel ordre.
La jurisprudence Chamberlain et Russell
Le comité régissant la NCAA ne vise pas seulement à atténuer la toute-puissance du pivot californien. Officiellement, il s’agit de « garantir la sécurité des joueurs ». Celle des Cougars de Houston, par exemple, qui s’amusent alors à dunker en pliant dangereusement les arceaux à l’échauffement. Malgré le fatalisme de son coach, le légendaire John Wooden qui estime que sa star n’est « pas la seule cible » de cette interdiction, Abdul-Jabbar est lui convaincu qu’on cherche par tous les moyens à endiguer sa domination.
Ce n’est pas la première fois qu’un joueur règne sur la ligue au point de modifier ses règles. L’offensive goaltending – changer la trajectoire de la balle lorsque celle-ci se trouve dans la zone cylindrique située au-dessus de l’arceau – n’est devenu une faute en 1956 que parce que Bill Russell abusait du procédé durant ses années universitaires à San Francisco. La même année, Wilt Chamberlain s’amusait à contourner la pratique du lancer-franc qu’il craignait tant : il prenait trois pas d’élan et décollait vers le panier pour transformer son shoot en simple lay-up.
Personne d’autre ne possédant les mêmes dons athlétiques que « the Stilt », la NCAA s’était empressée de décréter qu’un joueur ne peut franchir la ligne tant que la balle n’a pas touché l’arceau.
De toutes ces innovations universitaires, l’interdiction du dunk, qui ne sera levée qu’en 1976, est la plus radicale. Elle écorne considérablement l’impact des pivots et entame l’une des principales forces du basket : sa verticalité.
Pour s’accommoder au mieux de cette évolution, Alcindor choisit de développer un nouveau geste offensif. Il se met à travailler le hook shot, geste encore balbutiant que personne, pas même George Mikan qui l’utilisait fréquemment, ne maîtrise encore avec grâce, précision et régularité. Ce tir n’est pas une découverte pour Lew : à l’âge de 10 ans, surclassé face à des adversaires aussi grands que lui, il sortait déjà ses bras tentaculaires pour s’essayer à l’exercice.
« C’était le seul shoot que je pouvais réussir sans me faire contrer », se souviendra-t-il. « J’ai appris à m’y fier très tôt, et à le réaliser dans toutes les situations ».
Une « seconde nature »
Ambidextre, il s’efforce de façonner son hook des deux mains pour surprendre constamment son défenseur direct. Il s’inspire du bras roulé de l’ailier Cliff Hagan, des St Louis Hawks, et le peaufine pour en faire une arme aussi dangereuse dans le périmètre, à quatre ou cinq mètres du panier, que dans la raquette. Possédant déjà les rudiments de ce shoot singulier, Alcindor ne tarde pas à en dompter toutes les subtilités. Il en fait sa marque de fabrique. Sa « seconde nature ».
« Le skyhook était un shoot indéfendable, je ne suis pas sûr de l’avoir déjà vu en rater un à l’entraînement », assurera plus tard Lynn Shackelford, son équipier à UCLA durant trois saisons. « L’interdiction du dunk a finalement eu un impact imprévu : elle a fait de Kareem un meilleur joueur ».
Lorsqu’il débarque en NBA, à Milwaukee, deux ans, 58 victoires en 60 matches et deux titres universitaires plus tard, le géant et son hook sont déjà indissociables. Le commentateur radio attitré des Bucks, Eddie Doucette, adepte d’un langage chamarré, est fasciné par ce geste d’une élégance rare. En 1974, lorsque Kareem Abdul-Jabbar assomme le Game 6 des Finales d’un superbe bras roulé, Doucette donne au jargon du basket une nouvelle expression.
« Ce shoot m’a donné l’impression de me retrouver au bord du parquet, se rappelle le journaliste, qui contait pourtant les rencontres des Bucks depuis le premier balcon de l’arène. Tout s’est passé en slow motion. Il a posé un dribble, est monté sur sa jambe gauche, en parfait équilibre, le bras droit tendu, la balle sur le bout des doigts (…) C’était comme si cette balle était tombée du ciel. »
Le skyhook est né.
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« Il a élevé ce shoot au rang d’art »
Réalisé par Abdul-Jabbar, il avait quelque chose de fascinant. Chacune de ses répliques étant aussi coordonnée et équilibrée que la précédente. La tête était haute, les yeux dévorant le panier et les épaules parfaitement perpendiculaires à l’arceau pour maintenir le défenseur à distance. S’il shootait de la main droite, la jambe gauche était tendue comme un piquet et lui permettait d’établir sa position ; le genou opposé levé très haut. La balle ne reposait pas sur la paume mais sur les dernières phalanges, afin d’optimiser le toucher, de sentir la matière, de la dominer. Le poignet, à près de trois mètres du sol, donnait alors à la sphère une trajectoire quasi-instantanément descendante vers l’arceau. L’enchaînement était lent, méticuleux, jamais lourd mais précis et harmonieux. « Il a élevé ce shoot au rang d’art », estime Doucette.
Le skyhook de Kareem n’a pourtant pas toujours joué en sa faveur. Il lui a conféré une image de joueur prévisible et unidimensionnel, dont la palette offensive se limitait à un seul geste répété inlassablement. L’intéressé prenait rarement la peine de se défendre. Il était pudique, peu amène, refusait souvent de signer des autographes et ne levait pas les yeux de ses journaux lorsqu’il était interviewé. Cette attitude offensait même certains de ses coéquipiers, à l’image de l’arrière Charlie Scott qui n’a pas supporté la demi-saison passée à ses côtés à Los Angeles.
« Nous avions 22 secondes pour permettre à Kareem de faire son skyhook », déplorera-t-il. « Si nous n’y arrivions pas, il nous restait deux secondes pour tenter quelque chose d’autre ».
Plombé par sa mauvaise réputation, même après avoir annoncé sa retraite, « KAJ » a toujours vu les portes du coaching NBA se fermer. Cela l’a amené à entraîner en 1998 une équipe lycéenne atypique : celle d’une réserve indienne de l’Arizona, les White Mountain Apache, où il passera une saison entière.
L’introversion d’Abdul-Jabbar masquait en outre une intense frustration, car son geste-signature inarrêtable incitait le corps arbitral à adopter une attitude complaisante envers ses défenseurs. Au rebond, sur ses écrans comme sur ses prises de position, tous les moyens semblaient permis pour le pousser à bout. S’il s’est mis à porter des lunettes au milieu des années 70, c’est moins pour ses problèmes de vue que pour limiter l’impact des nombreux coups qu’il recevait au visage et leurs dégâts collatéraux. En octobre 1974, excédé par une griffure qui lui abîme la cornée, il frappe de rage sur le montant du panier et se brise la main. Quatre ans plus tard, lors d’un duel entre les Lakers et ses anciens coéquipiers de Milwaukee, Kent Benson lui balance discrètement son coude dans l’estomac. Kareem se plie en deux quelques secondes, reprend son souffle puis se retourne et lui répond d’un prodigieux coup de poing.
Verdict : main cassée et vingt matches de suspension. Il profite de son absence des parquets pour préparer un documentaire sur la violence dans le basket. Il rédige un script, mais aucun producteur n’y accordera d’intérêt.
« Ce moment restera à jamais gravé en moi », se désolera Kareem, quatre ans plus tard, dans Sports Illustrated. « Je ne cesse de revoir la scène, encore et encore, au ralenti. J’aurais pu le tuer ».
Symbole d’un basket poussiéreux et désuet
Ces deux incidents sont les rares cahots de la carrière de Kareem. Sa formidable longévité l’a amené à ne manquer que 80 matches sur 1 640 possibles, à jouer 20 saisons pleines en NBA (19 All-Star Games) et à devenir le plus grand marqueur qu’ait jamais connu la ligue (38 347 points). Durant ces deux décennies de domination, ponctuées par six bagues de champion, personne n’a véritablement réussi à percer le secret du skyhook et de sa fiabilité (19 saisons à plus de 50% de réussite), de sorte qu’Abdul-Jabbar n’avait pas besoin de plan B.
C’est sur un skyhook au buzzer qu’il a offert la gagne aux Lakers, lors du premier match NBA de Magic Johnson, le 12 octobre 1979. Sur un skyhook, aussi, qu’il a battu le record de points de Wilt Chamberlain, le 5 avril 1984. Grâce au skyhook, enfin, qu’il a décroché son dernier titre NBA, en 1988, à l’âge de 41 ans. Le geste est moins rapide, moins auguste qu’au début de sa carrière. Mais il demeure indéfendable. À moins de 30 secondes de la fin du Game 6 des Finales, alors que les Pistons ont déjà une main sur le trophée, c’est à lui que les Lakers décident de confier la gonfle. « The old man goes up ! », s’exclame Dick Stockton sur CBS quand le vétéran, poussant Bill Laimbeer à la faute, déroule un dernier skyhook. Abdul-Jabbar envoie les Californiens vers une septième manche qu’ils remporteront.
Même à travers ce dernier exploit, Kareem n’a pas réussi à passer le témoin aux géants qui lui ont succédé. Certains l’ont utilisé de son temps, comme Magic Johnson et son fameux « baby skyhook » déroulé pendant les Finales 1987, face aux Celtics, mais il s’agit là d’une trop rare exception. Comme si l’homme, distant et réservé, avait déteint sur le joueur dont le skyhook était perçu comme un geste archaïque, symbole d’un basket poussiéreux et désuet. Hakeem Olajuwon y a préféré le jump hook, Tim Duncan le bank shot, Dirk Nowitzki le fade away. Et la tendance est au large, à l’image de DeMarcus Cousins qui a ajouté à sa palette offensive le shoot à trois-points.
Shaquille O’Neal, le pivot le plus dominant des années 2000, n’avait pas non plus intégré le skyhook à son arsenal car cette brute aux mains d’or se disait porte-parole d’une génération « différente », « plus cool » où ce shoot suranné n’avait pas sa place. Les chiffes, eux, donnent raison à Abdul-Jabbar : au-delà de toute considération esthétique, son geste était accessible, intemporel, impérissable. Et dévastateur.