Il y a 10 ans, Jason Kidd réveillait une équipe de New Jersey donnée pour cliniquement morte avec une parfaite utilisation de la « Princeton offense ».
Cette démonstration de basket collectif mena les Nets deux années de suite en Finales NBA, en 2002 et 2003.
Face aux Lakers de Shaq et Kobe, en 2002, le trio Kidd-Jefferson-Martin toucha ses limites. Retour sur une épopée malheureusement reléguée aux oubliettes.
S’il vous est arrivé de vous lever en pleine nuit cette année et de tomber malencontreusement sur un match des Bobcats, vous avez une vague idée de ce qu’ont subi à la fin des années 90 les passionnés de NBA qui n’avaient pas d’autre choix, pour lutter contre l’insomnie, que d’engloutir la bouillie de basket servie par les Nets de John Calipari (celui qui vient de triompher en NCAA à la tête des Wildcats de Kentucky) puis ceux de Don Casey. Coluche disait :
« La différence entre le naufrage du Titanic et celui du Parti communiste ? Pendant le naufrage du Titanic au moins, y’avait de la musique… »
Pendant le naufrage du New Jersey époque Stephon Marbury (16-34 au sortir du lockout de 1999 puis 31-51 et 26-56 pour la première année de Byron Scott sur le banc), on eut droit à un petit gimmick sympathique, l’entêtante intro de « She drives me crazy », le tube des Fine Young Cannibals.
Mais contrairement aux Bobcats d’aujourd’hui, cette équipe avait ses fans. D’abord, il y avait le souvenir étincelant du prodige croate Drazen Petrovic, disparu dans un accident de voiture en juin 1993. Le motif du maillot (les losanges entrelacés), repris au niveau des raquettes, donnait un style inimitable au parquet de la Continental Airlines Arena. Et puis il y avait sur le terrain des basketteurs élégants et stylés – Kendall Gill, Kerry Kittles -, plus le soliste Stephon Marbury que nous n’avons cessé, ici, de tenter de réhabiliter. Les comparaisons avec Jason Kidd firent énormément de tort à « Marbury ». Rappelons simplement que le n°33 des Nets était une petite merveille de meneur scoreur. Le look horripilant de Keith Van Horn – teint pâlot, houpette métrosexuelle et chaussettes hautes – acheva de donner un cachet inimitable à une équipe fantôme dont le plus bel exploit fut peut-être d’accueillir la crème des pivots NBA de l’époque. Yinka Dare (R.I.P.), Jim McIlvaine, Chris Gatling, Shawn Bradley, Gheorghe Muresan, Evan Eschmeyer, Eric Montross : ils sont tous passés par New Jersey.
Le coup de génie de Rod Thorn
Tout bascule avec la nomination, en 2000, de Rod Thorn à la présidence. Thorn sait comment assembler une winning team : c’est lui qui avait drafté Michael Jordan en 1984 comme GM des Bulls (pour l’anecdote, il retint le sprinteur Carl Lewis au cours de la même soirée, au 10e tour). C’est Thorn qui nomme l’ancien Laker Byron Scott à la tête de l’équipe durant l’intersaison 2000. Cette année-là, la draft n’est pas fameuse mais New Jersey s’est vu attribuer le premier pick. Les Nets choisissent Kenyon Martin, ailier fort comme un bœuf sorti de la fac de Cincinnati avec une moyenne sur 4 ans de 11 points et 7.5 rebonds. Meilleur marqueur (23.9 pts) et passeur (7.6 assists, un exploit compte tenu du matos mis à sa disposition) de l’équipe, Stephon Marbury s’invite dans le troisième cinq All-NBA. Au printemps, il avait marqué les esprits en participant, avec Allen Iverson, à l’éclatante victoire de la sélection Est lors du All-Star Game 2001 à Washington.
Les Nets paient un lourd tribut aux blessures (49 matches seulement pour Van Horn, 31 pour Gill, 67 pour Marbury) et regardent donc les playoffs à la télé pour la troisième année de suite. Thorn identifie rapidement les lacunes et les besoins de l’équipe. Trop de poids morts. Un banc trop vieux et assoupi. Il faut du sang neuf. Alors, New Jersey cède les droits sur le 7e choix de la draft 2001, Eddie Griffin (R.I.P.), à Houston pour récupérer les picks 13 (Richard Jefferson), 18 (Jason Collins) et 23 (Brandon Armstrong). Le coup de génie intervient le lendemain. Rod Thorn scelle le type de deal qui vous change le visage d’une franchise : Stephon Marbury file à Phoenix, tradé contre le meneur le plus altruiste, sûrement, de l’époque, membre du premier cinq All-NBA : Jason Kidd.
La « Princeton offense » fait des merveilles
Toute la différence entre un meneur qui aime un peu trop jouer pour sa pomme et un playmaker qui pense d’abord à faire briller les autres éclate au grand jour. Kidd, c’est le cerveau, le taulier, le patron du jeu que New Jersey n’a jamais eu. Kidd, c’est la vista, l’art de la passe, la science du bon choix et du geste juste. Le front office sait sa raquette (le pivot canadien Todd MacCulloch, Aaron Williams, Jason Collins, Brian Scalabrine) faiblarde. Alors, le staff mise sur la « Princeton offense », un système qui casse les positions traditionnelles et favorise le mouvement, la permutation des joueurs et la circulation du ballon en développant notamment les actions backdoor, ligne de fond. Avec sept joueurs entre 9 et 15 points de moyenne, l’équipe de Byron Scott atteint un équilibre rare. Il y a les snipers : Van Horn, Kittles, Lucious Harris. Les travailleurs de l’ombre : MacCullough, Williams, Collins. Et deux rising stars, la mule Kenyon Martin, bête de contre-attaque, et l’ailier aérien Richard Jefferson.
Même si on lui préféra finalement Mike Miller, « K-Mart » s’était très vite imposé comme le choix prioritaire pour le titre de Rookie de l’année 2001, la saison précédant l’arrivée de Kidd. La faute à qui ? Stromile Swift, Darius Miles et Marcus Fizer, basketteurs écervelés incapables d’assumer leur rang (2e, 3e et 4e choix de draft). Si le saligaud des Nets, natif de Saginaw (Michigan), a fait le vide autour de lui, c’est d’abord grâce à sa personnalité et à son basket d’école. Ce garçon introverti, taillé comme un lave-vaisselle (2,06 m, 109 kg), avec des mains comme des battoirs, était le roi du contre chez les Bearcats. A la fac, dans la réputée Conférence USA, sous les ordres de Bob Huggins, il bossait sans jamais piper mot. La seule fois où le môme hurla, ce fut le 9 mars 2000. Un jour de sinistre mémoire.
Tamara Ridley, au nom du frère
Ce soir-là, Cincinnati se rend à Saint-Louis pour prier avant la « March Madness ». Les lions sont à peine lâchés sur le parquet qu’un drame se joue en tête de raquette. Kenyon s’effondre, terrassé par un contre un an avec Justin Love. Martin le colosse, Martin l’indomptable s’est brisé la jambe droite comme on casse un Mikado. Saison terminée. Même l’exercice suivant est compromis. Lydia Moore, la maman, a les yeux pleins de larmes. Elle a vu la scène en live sur sa télé à quelques centaines de miles de là. Seule et désemparée, elle ne sait plus si elle pleure son fils ou le joueur pour lequel elle s’est saignée durant près de 10 ans. Lydia fit tout pour que Kenyon quitte son bahut à Dallas avec un premier diplôme. C’est elle aussi qui le força à rester 4 ans à la fac. Et là, d’un seul coup, plus rien. Le fiston confiera plus tard :
« Malgré la douleur, j’ai tout de suite pensé à elle ».
Les Martin sont restés soudés après le départ d’un père, Paul Roby, dont Kenyon se souvient à peine. Il a grandi dans les jupes de Lydia et celles de Tamara, sa sœur aînée, à laquelle il voue une admiration sans bornes. Le jour du drame, Tamara Ridley était là. Comme toujours. Ensemble, ils faisaient le même chemin pour aller à la Bryan Adams High School, à Dallas. Chahuté par quelques sauvageons, Kenyon servait fréquemment de punching ball à la sortie des cours. Comme il était peu enclin à répondre, c’est Tamara, adepte du tai chi, qui matait l’opposition à grands coups de latte. Après sa blessure, elle fut également là. Tout au long de sa rééducation dans le Texas, Tamara resta aux côtés de Kenyon. Qui confie :
« Je suis passé par de grands moments de déprime. Sans elle, je me demande si je serais encore là. »
« K-Mart », entre Derrick Coleman et le « Sheed »
En juin 2000, c’est bien lui qui est choisi au 1er rang de la draft. Le Dr Angelo Colosimo a apporté toutes les garanties nécessaires.
« Cette fracture nette, propre et impeccable ne doit pas créer de complications. »
Et il n’y en aura aucune. C’est un Kenyon frais comme un gardon qui trottine en août. C’est le même qu’on retrouve en salle de muscu à soulever de la fonte entre deux escapades. Comparé à Rasheed Wallace, le kid de Cincinnati est prié de faire oublier un autre ailier fort, n°1 de draft passé par les Nets durant la décennie 90 : Derrick Coleman. Avec une moyenne de 12 points, 7.4 rebonds et 1.7 contre, il intégrera le premier cinq des rookies.
Martin est l’un des principaux bénéficiaires de l’arrivée de Kidd en 2001. En contre-attaque, le meneur des Nets trouve le n°6, pour des alley-oops musclés, les yeux fermés. Les progrès de l’ancien Bearcat ne sont peut-être pas spectaculaires sur le papier (il passe de 12 à 14.9 pts par match) mais l’attaque des Nets fait le plein de vitamines et assure le show. New Jersey signe son meilleur bilan (52-30) depuis son arrivée en NBA en 1976 et s’empare du titre de la division Atlantic, une première (en 1976, l’équipe avait fini 1ère de sa poule en ABA). Cinquante-deux victoires, c’est 26 de plus que la saison précédente avec Stephon Marbury à la baguette. Tête de série n°1 à l’Est, les Nets affronteront Indiana, la n°8, au 1er tour des playoffs 2002.
A suivre…