Le public du Palace d’Auburn Hills (Detroit) n’a jamais vu la fin du concours de dunks organisé le 8 avril 1995, lors du Roundball Classic, équivalent du All-Star Game des lycéens. Une envolée de Vince Carter, la première, a suffi à décourager tous les autres participants. Kevin Garnett lui-même a préféré abdiquer.
« Je crois qu’il a simplement effectué un windmill », se souvient Grant Hill, alors membre du jury. « Mais il était si haut et si puissant qu’après ce premier dunk, tous ses adversaires ont abandonné. Il a été désigné vainqueur par défaut. »
Vince Carter, ado de 18 ans aux qualités athlétiques émerveillant déjà tous les scouts NBA, écrase alors tous les concours auquel il participe sous les couleurs de son école de Daytona Beach, en Floride. Ce n’est pas seulement sa détente sèche qui fascine : c’est son élégance, sa férocité et sa facilité qui font systématiquement passer ses adversaires pour de simples faire-valoir. Depuis qu’il a réussi son premier dunk à l’âge de 10 ans, il rêve de prendre part au rendez-vous le plus prisé des meilleurs athlètes NBA : le concours du All-Star weekend, organisé tous les ans depuis 1984.
« Adolescent, je regardais le All-Star Game, mais je n’enregistrais que le Slam Dunk Contest », se rappelle-t-il. « Je ne le regardais pas, je l’étudiais. Je voulais tout savoir : pourquoi tel gars faisait tel dunk, pourquoi il réagissait de telle manière. Je voulais être prêt le jour où mon tour viendrait. »
Le Slam Dunk Contest annulé en 1998 et en 1999
Seulement, l’année où Vince Carter rejoint la grande ligue, le commissionner David Stern choisit de « laisser au repos » l’événement. Ce dernier ne soulève plus autant les foules qu’une décennie plus tôt, en 1988, quand le duel entre Dominique Wilkins et Michael Jordan en finale avait donné au Slam Dunk Contest ses lettres de noblesse, transformant ce qui n’était qu’une simple distraction avant le match des étoiles en temps fort du weekend.
Les stars de la ligue préférant boycotter le rendez-vous après pareil affrontement, le concours a progressivement perdu en originalité, en popularité et en intérêt. Il se contentait ainsi de couronner par défaut des vainqueurs décevants à l’image de Cedric Ceballos (1992) ou de Brent Barry (1996). Sans que cela n’indigne le grand public, il a donc été supplanté en 1998 par un étrange concours de shoots entre équipes mixtes (un joueur NBA, une star WNBA), destiné à promouvoir la ligue féminine. Celui-ci ne provoquera aucun engouement particulier et ne sera joué que pendant trois éditions. Le débat sous-jacent est capitulard mais légitime : tous les dunks n’ont-ils déjà pas été réalisés ? Comment être original tout en restant fidèle à l’esprit du Slam Dunk Contest ? Le lockout, qui plombe la saison 1999, règle le problème en annulant l’intégralité du All-Star weekend.
Après deux années blanches, les dirigeants décident d’annoncer le grand retour du concours pour l’édition 2000, sous la pression de deux facteurs principaux : les partenaires télévisés, qui malgré la perte de vitesse du show, ont continué durant les années 90 d’en tirer d’excellentes audiences, et l’émergence d’une nouvelle génération de dunkeurs, qui attise la curiosité d’un grand public à nouveau demandeur. De ce groupe de jeunes stars en devenir, arrières montés sur ressort destinées à faire oublier tant bien que mal la retraite de Michael Jordan, Vince Carter est le porte-étendard.
Une saison pro, dans l’Ontario, a suffi à faire de lui l’un des joueurs les plus appréciés de la ligue, cote qu’il entretient à coups de 360 degrés, de posters et de dunks renversés alignés chaque soir, nourrissant ainsi les séquences highlights qui passent en boucle sur les chaînes américaines d’actualité sportives, avant le début de l’ère YouTube. Aux côtés de l’ailier de Toronto, Steve Francis, Larry Hughes, Jerry Stackhouse et Ricky Davis répondent positivement à l’invitation lancée par la NBA : participer à la résurrection du Slam Dunk Contest.
Seul un joueur convié tarde à donner sa réponse. Il s’agit de Tracy McGrady, cousin et coéquipier de Vince Carter à Toronto. Le premier estime ne pas être suffisamment créatif. Alors le second va le harasser, tous les jours, à l’entraînement, à table, dans les vestiaires, quand ils sont rassemblés dans leur appartement pour une partie de jeu vidéo. Moins d’une semaine avant le All-Star weekend, « T-Mac » hésite encore. La NBA a officialisé sa venue, mais lui envisage toujours de faire marche arrière. Un matin, après le shootaround, il interpelle Carter. Il a réfléchi. Ça sera oui.
Carter s’est à peine entraîné
L’un comme l’autre ne se sont pourtant pas mis en condition pour gagner le concours. Ils évoluent dans une formation dont le coach, Butch Carter, a menacé tous ses joueurs d’une sanction de 500$ s’ils dunkent à l’entraînement. McGrady débarque à Oakland sans avoir préparé le moindre geste. Carter ne s’est entraîné qu’une seule fois, à San Antonio dix jours avant le rendez-vous. Les deux cousins se retrouvent pourtant en direction de la Californie, dans le jet privé du propriétaire des Raptors, Larry Tanenbaum, qui le leur a offert le temps d’un week-end (peu habitués à un pareil luxe, les deux cousins voient leur enthousiasme douché à la vue du menu, composé de mets délicats, de poissons, de brochettes de crevettes : juste avant que le jet ne décolle, ils envoient leur chauffeur leur ramener deux énormes sachets McDonald’s).
Cette préparation hasardeuse continuera de s’étioler au fil du weekend pour Carter, épuisé par les événements publicitaires, les rencontres avec les fans, les shootings photos et les entraînements informels. Le samedi, jour du concours, en fin d’après-midi, il demande à bénéficier d’une heure seul, pour une courte sieste. Mais à son réveil, la voiture qui devait l’emmener à l’Oracle Arena est bloquée dans le trafic surchargé de San Francisco, sous l’averse. Sans son chauffeur, Carter s’incruste dans un véhicule trop petit et déjà plein. Le temps d’arriver à la salle, une heure et demie seulement avant le début du concours, il souffre de débuts de crampes et s’échauffe en grimaçant.
L’atmosphère électrique le crispe, tout comme les premières tentatives de McGrady (un double-pump renversé) et de Francis (une belle envolée après un lob du milieu du terrain), qui ont déjà attisé la foule au moment où il s’élance à son tour. C’est le moment que les 19 500 spectateurs attendaient. Au bord du terrain, les participants au All-Star Game du lendemain, Shaquille O’Neal en tête, ont enclenché leur caméscope.
Vince Carter est nerveux. Il n’a qu’une vague idée de ce à quoi ressemblera son premier essai. Mais en s’approchant du jury, quelque chose se passe dans sa tête, dans ses jambes engourdies. L’énergie du public, la pression des caméras, l’attente de millions de spectateurs explosent brusquement son taux d’adrénaline. Ses coéquipiers, ses amis, sa famille sont tous là, et il a trop longtemps attendu ce moment pour ne pas faire quelque chose de plus fort, plus fou, plus ambitieux que prévu. Au dernier moment, il change donc ses plans. Suivant son instinct, il attaque le panier par la gauche, pose quatre dribbles, prend son dernier appui quasiment sous le cercle, et réussit une véritable prouesse : un 360° inversé, couplé d’un windmill à la parabole parfaite.
Le niveau de difficulté de ce mouvement n’a d’égal que la férocité dégagée par « VC » au moment où il écrase la balle dans le cercle. Il n’avait réussi ce dunk que deux ou trois fois dans sa vie, mais jamais en étant aussi rapide, puissant et délié. Le résultat est parfait. Carter lui-même ne s’attendait pas à être si haut au moment de refaire face à l’arceau. La note maximale (50) tombe pendant qu’il continue à sautiller en tournant sur lui-même, comme sur un trampoline imaginaire. Pendant plusieurs minutes, la foule de l’Oracle Arena restera debout pour célébrer ce qui est devenu, comme une évidence, l’un des plus beaux gestes de l’histoire du Slam Dunk Contest. Et Vince Carter n’a rien entendu.
« J’étais ailleurs », se souvient-il. « Je suis entré dans la zone, c’était un état second indescriptible qui m’a fait ressentir de la peine pour tous mes adversaires. »
Dans la foulée, Stackhouse et Davis réussissent en effet leur dunk dans un relatif désintérêt. Plus rien d’autre que le prochain exploit de Carter n’avait d’importance.
Tracy McGrady, avec un windmill à deux mains, et Steve Francis, à la conclusion d’un alley-oop où il ramène préalablement la balle au niveau de ses chevilles, continuent pourtant à offrir une résistance à Carter dans cette incroyable entame de concours. D’autant que ce dernier ne récolte qu’un 49 pour son deuxième dunk, celui par lequel il avait initialement prévu de commencer : départ derrière le panier, prise d’appui sous la planche, puis rotation à 180° pour se retrouver face au cercle, ponctué là encore d’un merveilleux moulin à vent à une main. Tous les juges brandissent immédiatement le 10/10, sauf un : Kenny Smith, qui estime que le geste est trop similaire au premier.
« Je visais le concours parfait », grogne encore Carter. « C’était mon but. Il me l’a gâché. »
Déjà assuré d’être en finale avec Francis et McGrady (qui achève le premier tour sur un 360° double pump gratifié d’un 50), Carter prend un troisième pari culotté – là encore, une pure improvisation. Avec l’assistance de son cousin qui lui délivre une passe à rebond, il s’élève, récupère la balle main gauche, la transfère main droite, sous sa jambe, et la rabat dans le cercle avec une facilité écœurante. Le « Rider » est impeccable : il ne l’avait pourtant « jamais travaillé, jamais tenté » auparavant. La réaction du public est assourdissante et hallucinée. Membre du jury, Isiah Thomas se met debout sur la table, puis au passage du héros, s’agenouille sur le parquet. Le ralenti diffusé sur le jumbotron provoque de nouveaux hourras. On hurle, on saute, on garde la bouche ouverte et les mains sur les tempes. Même la tribune de presse est surexcitée. Après avoir pointé le ciel des deux index, comme le fera Usain Bolt huit ans plus tard à Pékin, Carter se tourne vers la caméra et répète, le regard noir : « It’s over. It’s over ». Mais ce n’était pas encore terminé.
« Mon Dieu, faites que je ne me rate pas »
L’avant-dernier essai de « Vinsanity », l’un des nombreux surnoms nés de cette soirée hors du temps et de la pesanteur, restera comme son quatrième et ultime chef d’œuvre du concours. Francis (43) et McGrady (45) ont lancé la finale sur des bases relativement modestes quand Carter, sans avoir rien planifié, se lance pour un dunk plus original, risqué car moins spectaculaire et plus dangereux, qui n’a pour seul objectif de démontrer qu’aucun autre joueur NBA ne possède sa détente et encore moins son culot. Avant de prendre son élan, il s’approche du panier, jauge sa hauteur, puis se replace au milieu du terrain. Le visage soudainement fermé par l’appréhension, il frotte son bras droit pour le préparer à la douleur. « Ok, ça va faire mal », pense-t-il. « Mon Dieu, faites que je ne me rate pas. »
Cette fois-ci, le Raptor n’a pas soulevé la foule. Aucune excitation, peu de cris. Personne n’a vraiment compris ce qu’il venait de réaliser. Cela ressemblait à un dunk à une main normal, si ce n’est qu’il s’est étrangement suspendu à l’arceau pendant quelques secondes. Le ralenti confirmera rapidement ce que peu de gens dans la salle ont su apercevoir en direct : VC s’est élevé haut, très haut au-dessus du cercle, pour dunker en plaçant la totalité de son avant-bras dans le panier et y rester accroché avec l’intérieur de son coude. Le silence d’incompréhension qui régnait dans la salle se transforme progressivement, après chaque nouveau ralenti, en un rugissement de stupéfaction. Le choc laisse place à la frénésie.
« Que Dieu bénisse Vince Carter », s’exclame Cheryl Miller, l’ex-star de la WNBA devenue consultante pour la chaîne TNT. « Le Slam Dunk Contest est de retour. »
Il voulait marquer les esprits, il laissera finalement une trace indélébile sur l’évolution du concours. Et sur son coude, qu’il découvrira « rempli de bleus » en se réveillant le lendemain matin.
Carter a un temps envisagé de terminer le concours par ce qui aurait été une révolution dans le monde du dunk : un 720-degrés, sorte de légende urbaine, acrobatie improbable tenant plus de la gymnastique ou de la haute voltige que du basket, mais que Carter a déjà tenté – et réussi. Seulement, il a besoin d’une note minimale de 42 pour ne pas céder bêtement la victoire à Steve Francis, qui jusqu’au bout aura mis la pression sur le favori. Il préfère donc conclure sa démonstration par un grand classique : un dunk avec prise d’appui depuis la ligne des lancers-francs, entré dans la légende grâce à Julius Erving en 1976 et sublimé par Michael Jordan en 1988.
Mais si le Floridien parvient à y apporter sa touche personnelle en claquant le smash à deux mains, son ultime tentative n’entrera pas dans la légende, Carter ayant pris son envol vingt bons centimètres devant la ligne. Qu’importe : ce soir-là, la jeune star ne pouvait pas ne pas s’imposer.
« Je voulais simplement boucler l’affaire, soulever le trophée et réaliser mon rêve », avouera-t-il par la suite.
Son premier et dernier Slam Dunk Contest
Le concours, tombé en désuétude par manque de créativité et de prise de risque venait de renaître de ses cendres. Mais parce qu’on ne réécrit pas un chef d’œuvre, Vince Carter n’acceptera plus jamais l’invitation de la NBA et laissera l’événement reperdre de sa saveur dans les années 2000 – les innombrables changements de règles n’aidant pas à revaloriser le mythe. L’affrontement entre Jason Richardson et Desmond Mason en 2003, celui entre Dwight Howard et Gerald Green en 2008, le one-man-show de Zach Lavine en 2015 ont certes marqué les esprits. Mais aucun n’a atteint les mêmes sommets que le festival d’« Air Canada » en 2000, devenu un modèle du genre, un mythe pour tous ceux qui respectent les lois de la gravité. Sa démonstration encore dans les esprits sept mois plus tard, ces derniers le contempleront, ébahis, dunker en sautant par-dessus Frédéric Weis (2m18) en match de poule des Jeux olympiques.
« C’était le dernier grand concours », jugeait Dominique Wilkins en 2016, juste avant que Zach LaVine et Aaron Gordon ne réussissent un concours de légende. Et Vince Carter « le dernier des Mohicans ». Le représentant d’une caste disparue, inimitable et inimité.
Article initialement paru le 12 février 2016