Au moment où il s’installe dans l’avion qui doit le ramener à Minneapolis avec ses coéquipiers, Elgin Baylor n’est vraiment pas d’humeur à plaisanter. Les Lakers viennent de réaliser l’une des pires prestations défensives de la saison à Saint-Louis (119-135). Ses 43 points n’ont pas suffi, comme depuis qu’il est arrivé en NBA, un an et demi plus tôt. L’été passé, ses Lakers n’avaient atteint les Finales que pour s’y faire balayer par les Celtics (4-0). Le trophée de rookie de l’année, qu’il avait remporté, n’avait pas réussi à estomper son amertume.
Ce 17 janvier 1960, il vient d’encaisser une quatrième défaite de rang et le bilan de son équipe ne cesse de s’aggraver (13 victoires, 30 défaites). Son premier coach en NBA, John Castellani, a posé sa démission deux semaines plus tôt. Elgin Baylor sait que face aux difficultés financières et au désintérêt du public local, le déménagement de la franchise vers Los Angeles est devenu inévitable. Au moins, cela l’éloignera au moins de l’hiver glacial du Minnesota qu’il ne supporte pas.
D’ailleurs, cette nuit, on annonce justement une tempête de neige. Cela fait deux heures qu’ils auraient dû partir, mais une pluie de grésil cloue l’avion au sol. L’ailier fort est épuisé. Il n’a qu’une hâte : rentrer chez lui pour cinq jours de repos.
À 20h30, le Douglas DC-3 s’envole enfin. L’engin, un bimoteur à hélice acheté par le propriétaire de la franchise, Bob Short, pourrait passer pour un luxe dans la NBA des années 60, où certaines équipes voyagent encore parfois en bus ou en train. Mais les Lakers n’ont pas les moyens de se déplacer quotidiennement sur des vols commerciaux, et les joueurs n’aiment pas ce vieil avion construit dans les années 1930. Il est petit et inconfortable. Leur seul plaisir est d’y jouer d’interminables parties de cartes. Ce soir-là, ils auront à peine le temps d’en débuter une.
« Votre avion a disparu »
L’intérieur des Lakers, Jim Krebs, avait eu un mauvais pressentiment dès l’instant où le groupe avait embarqué à l’aéroport de Saint-Louis – porte 13. De nature pessimiste et superstitieuse (l’intérieur des Lakers répétait à tous ses équipiers qu’il pensait mourir avant son 34e anniversaire – il est finalement décédé à 29 ans, tué par la chute d’une branche alors qu’il essayait de dégager l’arbre tombé sur le toit de son voisin), il est le premier à remarquer l’éclairage vacillant à l’intérieur de l’avion. Dix minutes après le décollage, les 19 passagers – neuf joueurs, le coaching staff et certains de leurs proches, dont quatre enfants – sont plongés dans l’obscurité. Un froid glacial envahit la cabine. Elgin Baylor veut croire qu’il s’agit d’une mauvaise blague mais il remarque que du givre s’accumule contre les hublots. Krebs est d’autant plus paniqué qu’il voit bien qu’il n’est pas le seul à avoir peur.
Dans le cockpit, Vern Ullman, retraité de la Marine, peine à garder son sang-froid : il n’a jamais été dans une situation aussi désespérée, pas même en Corée où il a combattu après la Seconde Guerre mondiale. Les deux générateurs, surexploités lorsque l’avion était cloué au sol, ont lâché peu après le décollage. Plus aucun appareil électrique ne fonctionne.
Il n’y a plus de lumière, plus de chauffage. Harold Gifford, son jeune co-pilote de 36 ans, s’évertue à contacter l’aéroport de Saint-Louis afin d’y retourner en urgence, mais la radio a elle aussi rendu l’âme. Ils pouvaient encore s’orienter grâce à un compas magnétique, mais ce dernier tombe en rade, rapidement suivi par la jauge de carburant. Ils volent à l’aveugle. Dehors, la tempête de neige s’intensifie. Pour ne pas entrer dans des couloirs aériens déjà occupés, Ullman et Gifford décident de sortir du blizzard en prenant de la hauteur. Mais le DC-3 n’est pas pressurisé et ne vole jamais à plus de trois kilomètres du sol : désemparés, les deux pilotes prennent tout de même le risque de monter à 17 000 pieds, soit cinq kilomètres d’altitude.
Dans l’appareil, il fait près de 0°C
À l’intérieur de l’avion, les températures continuent de chuter. Les passagers, informés de la gravité de la situation, se protègent sous des couvertures. À cause des violentes turbulences et de l’altitude, certains tombent malade et le manque d’oxygène se fait de plus en plus pesant. Le rookie Tommy Hawkins, victime de contractions incontrôlables, est celui qui a le plus de mal à respirer.
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À Minneapolis, Bob Short est tiré de son sommeil par la sonnerie du téléphone. Au bout du fil, un membre de la Civil Air Patrol au ton militaire lui demande s’il est bien le propriétaire des Minneapolis Lakers. Ce qu’il entend, après lui avoir confirmé son identité en grommelant, le laisse sans voix. « Votre avion a disparu ».
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Il fait maintenant près de 0°C dans l’appareil. Ullman souffre de sévères engelures au visage et aux mains : les essuie-glaces ne fonctionnant plus, le pilote a dû ouvrir la fenêtre située à sa gauche pour pouvoir dégager, en pleine tempête, la neige et la glace qui s’agglomèrent contre la vitre de l’avion. La porte du cockpit est laissée ouverte, laissant les joueurs apercevoir les manœuvres des deux hommes qui tirent sur quelques cigarettes dont la fumée se mêle à la buée des respirations angoissées. Bobby Leonard pense à sa femme et ses deux enfants qui n’ont pas fait le voyage avec lui. Krebs se demande s’il va mourir de peur avant de s’écraser. Baylor s’est assis au fond du couloir. Il prie.
« À ce moment, ma peur de mourir s’était envolée », déclarera-t-il plus tard au New York Post. « Je me disais que si je devais m’en aller, eh bien, qu’il en soit ainsi ».
« S’il faut s’écraser, autant le faire confortablement »
Craignant de manquer de carburant après cinq heures de vol, les deux pilotes choisissent d’entamer une descente. Ils se stabilisent à moins de cent mètres du sol mais le moteur droit présente d’inquiétants signes de faiblesse au cours de la manœuvre. Il faut atterrir, et vite. Après avoir suivi la trace d’une autoroute, Ullman et Gifford aboutissent enfin au-dessus des scintillements d’une ville dont le nom, inscrit en lettres capitales sur le château d’eau, est recouvert par la neige. Le co-pilote n’en distingue que les trois dernières lettres : O-L-L.
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Les maisons, les commerces et l’école de la petite ville de Carroll, dans l’Iowa, brillent comme un soir de fête. La police a fait le lien entre l’appareil inconnu qui plane au-dessus de la région et l’avion des Minneapolis Lakers, disparu en début de soirée au-dessus de Saint-Louis, et a demandé aux 7 000 habitants d’allumer toutes leurs lumières afin de donner un repère aux pilotes. Il est une heure et demie du matin. Tous se sont levés pour entrapercevoir l’ombre du DC-3 tanguer dans le blizzard.
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La tête collée au hublot, Jim Krebs a l’impression de voir l’un de ces villages pittoresques qui figurent sur les cartes de Noël. Tout y semble calme, chaud et confortable. Il aimerait être l’un de ces fermiers qui possèdent les champs de maïs alentours : il y en a un qu’on reconnaît de loin, il n’est pas labouré et ses tiges se détachent de l’immensité blanche. C’est pour cela que les pilotes décident de s’y poser. Gifford, qui a grandi dans une ferme, sait qu’il s’agit de la piste d’atterrissage la moins suicidaire : l’avion ni rencontrera ni rocher, ni arbre, ni fossé. À 1h40, Ullman informe les joueurs de la procédure à suivre. Tous rejoignent leur siège, enveloppent leur visage dans les couvertures et calent leur tête entre les genoux. Baylor est lui resté au fond de l’appareil. Il pense à l’accident d’avion qui a coûté la vie à Buddy Holly, l’un des pionniers du rock américain, onze mois plus tôt. Il a évidemment entendu parler de celui qui a décimé l’équipe de Manchester United, tuant sept de ses joueurs à l’hiver 1958. Les deux tragédies avaient été causées par une tempête de neige.
Il s’allonge. « S’il faut s’écraser, dit-il, autant le faire confortablement ».
La déception du croquemort
C’est le silence, brisé seulement par les rafales de vent, qui frappe les passagers dans les instants précédant l’atterrissage. Ce dernier sera décrit par Baylor comme « le plus doux » qu’il n’ait jamais vu. Le remplaçant Rod Hundley croit lui se rappeler que l’avion a heurté le sol pour rebondir comme une balle de basket, à plusieurs reprises, avant de perdre de la vitesse pour s’arrêter au bout du champ.
« Pendant quelques secondes qui ont semblé une éternité, tout le monde s’est tu », racontera-t-il. « Puis nous nous sommes rendus compte que nous étions en vie. Nous avons hurlé, comme si nous venions de remporter le titre ».
Les Lakers se précipitent hors de l’avion, dans le blizzard de l’Iowa. La poudreuse leur arrive au niveau des genoux, certains pleurent de soulagement en accueillant le croquemort de Carroll, convaincu qu’il allait passer l’une des nuits les plus agitées de sa vie. « Il nous a vu sains et saufs, et j’ai lu la déception sur son visage », assurera Krebs. L’unique hôtel de la ville leur offre la chambre, mais personne n’a envie de dormir et le groupe passera la nuit au bar, près d’un feu, autour de tasses de café brûlant et de verres de whisky.
Dans le bus qui les ramène à Minneapolis, le lendemain matin, les 19 passagers repassent devant l’avion. Il est posé dans le champ et étincèle dans le soleil levant. Le DC-3 redécollera une semaine plus tard. À ses commandes, Vern Ullman claironnera : « C’est moi qui l’a laissé ici, c’est moi qui doit le débarrasser ».
Une fois réparé, à la fin du mois de janvier 1960, le même appareil reprendra les affaires courantes en transportant l’équipe à Syracuse. Malgré les 34 points de Baylor, les Lakers s’y inclineront.