Ça y est, la saison de San Antonio s’est terminée. « Enfin », soufflent même quelques fans du club tellement cette campagne fut compliquée. Habituel modèle de stabilité et franchise métronomique, les Spurs ont ainsi connu ce que Tony Parker peut bien qualifier de « saison la plus bizarre et inhabituelle » depuis très longtemps.
Entre les blessures, les états d’âme finalement oubliés de LaMarcus Aldridge, la confusion autour de Kawhi Leonard, le décès de la femme de Gregg Popovich et le divorce des propriétaires, c’est le club dans son ensemble qui est secoué de soubresauts, comme jamais depuis vingt ans.
LaMarcus Aldridge, un sourire paradoxal
L’ultime défaite face aux Warriors, marquée par tant de courage et de caractère, aura été un bel hommage aux valeurs du coach, absent ce soir-là. Mais si cette saison résonne d’une façon si singulière dans l’habituelle tranquillité texane, c’est qu’elle a été marquée du sceau de la souffrance. Evidemment, tous les éléments extérieurs qui se sont abattus sur l’effectif de Fort Alamo rendent celle-ci compréhensible, mais les Spurs ont aussi été touchés par des problèmes internes. L’été dernier, et pour la première fois de sa carrière, Gregg Popovich a dû faire avec une demande de transfert d’une de ses stars. LaMarcus Aldridge n’était pas satisfait de son rôle et réclamait du changement. Le coach a rattrapé la situation en faisant son « mea culpa » mais le retour du sourire de l’intérieur était paradoxal, et là aussi contraire à la fameuse « philosophie » des Spurs. Car c’est en profitant de la blessure de Kawhi Leonard, et donc en récupération une partie de ses shoots, au sein pourtant d’une équipe plus faible, que l’ancien Blazer a reverdi…
Le flou autour de Kawhi Leonard est un autre épisode « bizarre et inhabituel », pour reprendre les mots de TP. Bien sûr, on n’en sait finalement pas grand-chose mais le fait que l’ailier ait refusé le diagnostic des médecins des Spurs et qu’il se soit tant éloigné de l’équipe, pour travailler avec des médecins indépendants, au sein des bureaux du syndicat des joueurs, ne ressemble pas du tout aux Spurs. Comme ces fuites dans la presse, jamais démenties par l’intéressé et son camp, et cette expression, « Kawhi Leonard et son groupe », plusieurs fois répétée par Gregg Popovich lorsque les journalistes réclamaient des nouvelles du joueur.
Le rocher, ce mythe optimiste
« Quand rien ne semble efficace, je regarde le tailleur de pierre frapper son rocher une centaine de fois avant qu’il ne se passe quelque chose. Et au 101e coup, la pierre se brise en deux, et je sais que ce n’est pas ce coup qui l’a brisée, mais tous ceux qui ont été donnés avant ».
Cette citation de Jacob Riis est le mantra de Gregg Popovich depuis sa prise de pouvoir aux Spurs. Le « Pounding The Rock » est devenu un thème récurrent en NBA, inspirant Dwane Casey (qui avait carrément fait installer un rocher de 600 kilos devant le vestiaires des Raptors) et tant d’autres coachs. C’est bien sûr une ode au travail, un travail répété, dur, parfois pénible, voire absurde, dont on a du mal à entrevoir le résultat. Jusqu’à ce qu’il soit évident. À mes yeux, c’est donc une version optimiste du mythe de Sisyphe, ce damné grec condamné à faire rouler éternellement un rocher en haut de la montagne, avant que celui-ci ne redescende à chaque fois la pente avant que le but ne soit atteint.
Le tailleur de pierre de Gregg Popovich n’est pas un héros maudit, il peut atteindre son but et les Spurs l’ont atteint cinq fois en vingt ans. Quinze autres fois, le rocher ne s’est pas brisé, les coups répétés encore et encore n’ont pas donné de résultat et les exercices que Pop remet systématiquement en place à chaque début de saison, ou à chaque entraînement, n’ont pas permis d’attaquer des rochers parfois beaucoup trop talentueux, parfois simplement un peu plus chanceux, ou un peu plus adroit sur un tir qui change tout…
Trouver du sens et du plaisir dans le travail en lui-même
Ce que je veux dire, c’est que même pour des équipes comme les Spurs, et même pour des coachs comme Gregg Popovich, l’important est autant d’avoir des joueurs capables de briser ce rocher, que des joueurs qui acceptent ce travail pénible et absurde qui consiste à le fragiliser.
Aussi grand que soit le coach de San Antonio, sa réussite tient tout autant au trio Tim Duncan/Manu Ginobili/Tony Parker. Un trio capable d’accepter les remises en question, les changements de statut, les sacrifices financiers… Un trio capable d’accepter les mêmes exercices, année après année… Un trio capable de supporter d’être traité comme tous les membres de l’effectif, dans un milieu où starification et glorification individuelle règnent pourtant en maître…
Pour moi, la réussite des Spurs de Gregg Popovich tient donc aussi bien à la philosophie du coach qu’à la capacité de son trio historique à y adhérer. Aujourd’hui, j’ai ainsi des doutes sur le fait que LaMarcus Aldridge ou Kawhi Leonard soient prêts, comme Tony Parker, Manu Ginobili et Tim Duncan, à venir frapper ce rocher, tous ensemble, avec le sourire, parce qu’ils se savent dépendants les uns des autres et qu’ils apprécient au final simplement la réalisation de cette tâche, parfois absurde. Et ce peu importe la finalité.
« La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d’homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux » écrivait Albert Camus. Il faut imaginer les Spurs heureux pendant plus de 15 ans, frappant côte à côte un rocher avec le sourire, sous les coups de gueule et les blagues de Gregg Popovich, pour comprendre pourquoi cette saison peut paraître si étrange. Alors que c’est peut-être cette image qu’ils avaient imposée, à l’inverse de celle du reste de la NBA, qui l’était.