Rencontre avec Tinker Hatfield, le mythique designer de Jordan Brand

Si Michael Jordan était logiquement la star du week-end, il n’était pas la seule légende à avoir fait le déplacement à Paris pour les 30 ans de Jordan Brand. Tinker Hatfield était aussi présent au Palais 23 vendredi soir.

L’occasion d’échanger avec le designer le plus influent du monde de la chaussure de sport. À son actif, les Jordan III à XV, les Air Jordan XX, XXIII, 2010 ou XX8, mais aussi la Air Max 1, première chaussure à bulle d’air visible, ou même la Air Mag du film « Retour vers le futur II. »

Aujourd’hui vice-président de Nike chargé du design et des projets spéciaux, il nous a livré quelques recettes pour le futur et de belles anecdotes du passé.

La Jordan XXX arrive. Quand vous imaginez une nouvelle chaussure, est-ce que vous regardez vers le passé, ou bien vous tentez de prendre un nouveau départ ?
Pour moi, quand vous dessinez quelque chose, c’est vraiment une combinaison de tout ce que j’ai vu et tout ce que j’ai fait dans ma vie jusqu’à ce moment là. Peut-être comme un artiste. Donc il y a toujours un peu de passé dans le futur. Parce que je pense que dans le design des chaussures, il y doit y avoir quelque chose de reconnaissable pour les gens. Sinon, si c’est trop fou, il ne comprendront pas. Mais vouloir faire en sorte que les chaussures soient meilleures sur le terrain est une manière d’aller vers le futur, comme les voitures, avec de nouvelles technologies. Actuellement nous travaillons sur la Jordan XXX et la Jordan XXXI et nous avons des matériaux nouveaux qui n’ont jamais été utilisés avant dans des chaussures, et cela nous aide à penser à la manière dont le design pourrait être différent et ce qu’il pourrait être dans le futur.

Il y a forcément une part d’inconnu ?

Parfois vous devez faire des suppositions. C’est un jeu de suppositions. Je pense que c’est aussi vrai dans la mode. Tout le monde ne devine pas correctement ce qui pourrait être cool dans un an, deux ans ou cinq ans. Donc vous devez être un peu bon pour comprendre le passé mais faire des suppositions sur le futur. Car qui sait vraiment ?

Vous pensez qu’il y a une chaussure parfaite pour le basket ? Ou vous tentez d’atteindre ce but ?
Il n’y aura jamais une chaussure parfaite, mais une chose que je peux vous dire, c’est que notre but est de toujours faire mieux que la précédente. Cela se fait petit à petit. Petit à petit, ça s’améliore. Une fois de temps en temps c’est plus significatif, et je pense que la Jordan 11 était une chaussure de basket qui apportait davantage de progrès. Elle était bien meilleure que celle d’avant, parce qu’elle avait la plaque en fibre de carbone. Elle avait la tige en nylon cordura, elle était beaucoup plus légère, avec aussi un nouveau système de traction, on utilisait les sangles en nylon pour la première fois.

Donc c’était une avancée plus grande. Mais ça n’arrive pas tous les jours. Cela arrive peut-être tous les 4 ou 5 ans.

Yard : Comment trouvez vous l’inspiration pour les nouveaux modèles maintenant que Michael Jordan est à la retraite ?
C’est plus difficile. Ce serait plus facile si Michael jouait toujours, je peux vous le dire. Mais dès que je m’assois avec Michael, j’imagine qu’il joue toujours et je me dis : qu’est-ce qu’il aimerait porter ? Qu’est-ce qu’il serait fier de porter ? Car il disait toujours : « Si j’ai l’air classe, je me sens bien. Si je me sens bien, je joue mieux. »

Je pense toujours à ça même aujourd’hui. Quand nous avons fait la XX9, je pensais toujours : « Je pense qu’il aimerait le fait que ce soit léger et confortable, et il aimerait aussi le gros jumpman, et le fait que la chaussure n’ait pas de coutures, parce que nous voulons tous du confort. » Je pense que même en allant de l’avant, quand nous travaillerons sur la Jordan XX5 ou la Jordan 40, nous penserons toujours à Michael.

« Phil Knight pense que j’ai sauvé Nike »

Canal+ : Comment expliquez vous que certaines personnes qui ne jouent pas au basket pensent qu’elles peuvent bien jouer grâce à vos chaussures ?
Ce que les gens achètent quand ils achètent des Air Jordan, c’est un peu de Michael Jordan. Et je pense que c’est un peu comme si vous mettez la cape de Superman, peut-être que vous pensez que vous pouvez voler. Donc si vous mettez les chaussures de Michael, peut-être que vous pensez que vous pouvez sauter un peu plus haut. Je pense que même si vous ne pratiquez pas ce sport, cela vous fait vous sentir mieux. Et si vous la dessinez bien, peut-être que la chaussure signifie autre chose pour d’autres. Il peut y avoir quelque chose dans la chaussure qui leur rappelle une bonne expérience dans leur propre vie. Je pense que c’est important.

« Les gens pensent acheter un peu de Michael Jordan »

Street Rules : Pouvez vous nous parler du moment où Michael pensait à quitter Nike ?
Ce dont je me souviens, c’est qu’on m’a demandé d’imaginer la Jordan 3. Je ne savais pas qu’à ce moment là Michael n’était pas heureux avec Nike. Mais il faut se souvenir qu’il s’est cassé le pied avec la Air Jordan II. Donc ce n’était pas un bon souvenir. Je pense que pour la Air Jordan 3 il pensait probablement « Je me demande si ces gars vont faire une bonne chaussure pour moi, parce que je me suis cassé le pied avec l’autre. » La chaussure n’est probablement pas ce qui a cassé son pied, mais il ne sait pas, il n’y pense pas. Je pense donc qu’il était dans un état d’esprit négatif quand j’ai commencé la Jordan 3. Et puis j’ai découvert environ un mois après avoir commencé la chaussure, qu’il pensait à quitter Nike. Je ne le savais pas jusque là.

Donc la pression était un peu là pour s’assurer que c’était une bonne chaussure, car si ce n’était pas une bonne chaussure, il partait, « goodbye. » Donc nous avons fait une grande présentation en Californie. Phil Knight (le créateur de la marque, NDLR) était là. C’est là que je lui ai montré la Air Jordan 3. Le prototype final. Il avait déjà décidé dans son esprit qu’il allait quitter Nike. Il me l’a dit.

Même avec la chaussure devant lui ?
Non, il n’avait pas encore vu la chaussure. Il est arrivé à cette réunion en Californie en pensant qu’il en avait probablement terminé avec Nike. Phil Knight avait peur qu’il parte. Et je me souviens avoir présenté la chaussure, et il est passé de la mauvaise humeur et un visage figé à un sourire immédiatement. Je crois qu’il s’est aussi souvenu des réunions que nous avions eues et il a vraiment commencé à regarder la chaussure, et il s’est senti beaucoup mieux au sujet de Nike. Phil Knight pense toujours que j’ai sauvé Nike ce jour-là. Mais c’était plus que la chaussure.

Je pense qu’au final il a aussi parlé avec son père, et c’est son père qui lui a dit de rester avec Nike. Parce que c’était un meilleur accord sur le plan du business, et aussi parce que son père a vu la présentation de la nouvelle chaussure, et lui a dit, « ces gars peuvent faire du bon boulot pour toi. » Donc c’était une combinaison. Mais je ne comprenais peut-être pas à quel point c’était sérieux. C’était probablement mieux. On appelle ça de la naïveté (rires).

Propos recueillis à Paris avec Street Rules, Yard et Canal+