C’est l’histoire d’un « Big Three » qui n’a jamais été. Un trio qui avait le talent pour ramener une multitude de titres à Brooklyn et qui n’a disputé que 16 rencontres sous le même maillot. C’est une histoire d’illusions, d’incompréhensions et de polémiques. C’est l’histoire de Kyrie Irving, Kevin Durant et James Harden aux Nets.
Le pacte de 2016
Tout commence à l’été 2016. Kevin Durant retrouve Kyrie Irving et DeAndre Jordan au sein de l’équipe américaine chargée de la conquête de l’or aux Jeux olympiques de Rio. L’ailier et le pivot sont déjà proches. Kevin Durant était le confident de DeAndre Jordan au cours de cette improbable « free agency » 2015, où il devait rejoindre les Mavericks, avant qu’il ne change d’avis après avoir été presque « séquestré » chez lui par les Clippers…
Un an plus tard, Kevin Durant est au plus mal après l’élimination du Thunder en finale de conférence face aux Warriors, après avoir pourtant mené 3-1 dans la série. DeAndre Jordan se charge en retour de lui remonter le moral, alors que la décision de KD de quitter Oklahoma City pour Golden State fait aussi polémique. « À partir de ce moment-là, notre lien est devenu impossible à briser » explique le pivot.
Les deux hommes connaissent moins bien Kyrie Irving. Et Kevin Durant confie que les débuts de l’aventure au Brésil ne sont pas fantastiques. Tout juste titré avec les Cavaliers, avec ce fameux tir décisif lors du Game 7, le meneur est fatigué et distant. Visiblement pas très impliqué dans l’aventure collective de l’équipe américaine.
« Kyrie et moi, nous n’avons pas eu le démarrage le plus facile », confirme Kevin Durant. « Il sortait d’un titre, d’une longue saison, et il n’avait qu’un pied dans l’aventure à Rio. Il était fatigué, pas tout à fait engagé comme le reste d’entre nous au début. Je l’ai senti et je lui ai rendu la monnaie de sa pièce, pas de manière personnelle mais comme le font des coéquipiers. Et ce fut le début de notre relation. Le fait qu’il m’ait permis de le faire, qu’il l’ait pris dans le bon esprit et que nous ayons pu en parler, n’a fait que renforcer notre respect. »
C’est donc en rentrant dans le lard d’un Kyrie Irving trop dilettante à ses yeux que Kevin Durant a gagné son respect, et que l’amitié entre les deux hommes est née. Les liens vont se consolider tout au long de l’aventure olympiques, conclue avec l’or autour du cou, le meneur et ses camarades discutant souvent de la façon dont LeBron James, Dwyane Wade et Chris Bosh avaient fait un pacte pour jouer ensemble, lors des Jeux olympiques de 2008.
« Hey, ce serait cool de faire ça pour de vrai » lança un jour Kyrie Irving. « Je lui ai demandé ce qu’il entendait par là » raconte DeAndre Jordan. « Et Ky a dit : ‘Allons dans la même équipe et jouons ensemble’. »
Les premières compromissions
Mais comme pour LeBron James, Dwyane Wade et Chris Bosh en 2008, la réunion n’aura pas lieu tout de suite. Kevin Durant vient de signer aux Warriors, Kyrie Irving est toujours sous contrat avec les Cavaliers et DeAndre Jordan avec les Clippers. Ce n’est donc qu’à la « free agency » 2019 que le pacte peut aboutir.
Toute la NBA sait que Kyrie Irving et Kevin Durant cherchent un point de chute commun. New York en rêve mais c’est finalement Brooklyn, qui se reconstruit doucement depuis le désastre du « Big Three » précédent, composé de Deron Williams, Paul Pierce et Kevin Garnett, qui décroche le gros lot. La franchise était pourtant au fond du trou depuis 2015, plombé par ce « trade » avec Boston qui l’avait privé de quasiment tous ses choix de Draft.
Mais le GM Sean Marks a petit à petit redressé la barre, manœuvrant pour récupérer des choix de Draft et tentant des paris. Après deux premières saisons à 20 puis 28 victoires, Kenny Atkinson hisse son équipe en playoffs lors de la saison 2018/19. L’équipe est menée par un D’Angelo Russell sélectionné pour le All-Star Game et une flopée de « role players » (Spencer Dinwiddie, Joe Harris, Caris LeVert, DeMarre Carroll, Ed Davis…) et un jeune pivot (Jarrett Allen) qui est en train de faire son trou dans la raquette.
Ça ressemble bien à l’environnement idéal pour les deux compères, même si D’Angelo Russell doit partir pour faire venir Kevin Durant. Le problème, c’est que ce « Big Three » n’est pas en mission, comme pouvaient l’être LeBron James et Chris Bosh avant eux, ou même Paul Pierce, Kevin Garnett et Ray Allen encore auparavant. Kevin Durant et Kyrie Irving n’ont pas un besoin absolu de titre. Ils ont déjà gagné en NBA.
Ils sont chez les Nets pour vivre l’aventure NBA à leur manière, selon leurs propres termes. Pour le nouveau propriétaire Joe Tsai, qui vient de prendre le contrôle effectif du club, il faut faire des compromis. Le premier sera de signer DeAndre Jordan, qui n’est pourtant plus en 2019 le joueur qu’il était en 2016, pour 40 millions de dollars sur quatre ans. Clairement, c’est une concession au duo Irving – Durant pour respecter leur pacte de 2016. C’est aussi le premier (gros) caillou dans la chaussure du collectif, car Jarrett Allen se retrouve alors sur la sellette, sa place de titulaire étant menacée pour des raisons qui n’étaient pas liées à ses performances sur le terrain…
Dès l’été 2019, les Nets découvrent aussi que Kyrie Irving n’est pas un homme de compromis. Pendant le camp d’entraînement, alors que Kevin Durant se remet lui de sa rupture du tendon d’Achille survenue lors des Finals précédentes, les Nets réunissent leurs joueurs pendant quelques jours à Santa Monica, l’équipe chargée de la préparation physique en profitant pour récupérer des données biométriques des membres de l’effectif, via des capteurs, durant l’entraînement. Le but est d’évaluer au mieux les capacités physiques de chacun durant l’effort, pour mettre en place des protocoles de récupération adaptés.
À Brooklyn, comme dans beaucoup d’équipes en NBA, c’est devenu courant mais Kyrie Irving refuse. Embarras chez les Nets, qui tentent gentiment de le convaincre, mais n’arrivent pas à lui faire entendre leurs arguments.
« Ecoutez, ces gars ont gagné des titres » explique Kenny Atkinson. « Ils arrivent avec des CVs plutôt bons, on leur a proposé des choses et ils nous ont dit : ‘Pas question' ».
Le ver est dans le fruit. Toute la culture de l’équipe doit s’adapter. Kenny Atkinson et son staff avaient ainsi mis en place des programmes individualisés, et contraignants. Les joueurs recevaient des SMS leur expliquant le détail de leurs entraînements, sur plus de deux heures. Les premières 30 minutes étaient consacrés à du massage, les 30 suivantes à des exercices en salle de musculation, ce n’est qu’ensuite que les joueurs pouvaient s’entraîner dans la salle. Un protocole qui a pas mal interrogé le nouveau trio du club.
« Toute notre organisation est un peu rigide », s’excusait presque Kenny Atkinson. « Nous sommes comme un programme universitaire, d’une certaine manière. Nous avons une sorte de programme de lavage de voiture, avec des choses très spécifiques réalisées par des personnes très spécifiques. Mais je peux déjà l’imaginer se transformer. Lorsque Joe Harris essayait de se faire une place dans la ligue, il nous disait : ‘Je ferai tout ce que vous voulez’. Aujourd’hui, nous avons affaire à des vétérans qui nous disent : ‘OK, c’est comme ça que vous faites. Mais c’est comme ça que j’ai toujours fait, et ça a marché pour moi’. Le défi est de savoir si nous pouvons fusionner les deux. Personne n’a affirmé que nous avions la culture parfaite. Nous sommes toujours en train d’apprendre. »
Sean Marks prône également la patience. Il tente de rassurer Kyrie Irving sur les données biométriques, répétant qu’il ne s’agit pas de les utiliser dans la négociation des contrats, mais avant tout d’optimiser l’état physique des joueurs. Mais pour Kevin Durant, la routine des joueurs est « sacrée » et il faut « faire des compromis ».
« Je vois Kyrie comme un artiste », détaille d’ailleurs KD. « Vous devez le laisser tranquille. Vous savez ce qu’il va apporter chaque soir, parce qu’il aime tellement ce jeu. Ce n’est peut-être pas de la façon dont les autres voudraient qu’il l’aime. Mais il a simplement sa façon de faire les choses. Je respecte qui il est et ce qu’il fait. Il a toutes les qualités intangibles que vous recherchez chez un coéquipier et un grand joueur. Donc peu importe comment il arrive à être prêt à 19h30 tous les soirs, je le soutiens à 100%. »
La saison des vrais regrets
Le meneur fera quelques concessions lors de sa première saison, sans Kevin Durant, en adoptant petit à petit le rythme des entraînements de la franchise. Le problème, c’est que la « relation de confiance » ne fut jamais établie.
Ses méthodes profondément remises en question, Kenny Atkinson préféra jeter l’éponge dès la première année. Quelques jours plus tard, le Covid-19 interrompt la saison et Kyrie Irving, pourtant forfait pour toute la campagne suite à une opération de l’épaule, tente de convaincre les joueurs de ne pas reprendre dans la « bulle ».
La saison 2020/21 restera sans doute celle des véritables regrets pour Brooklyn. Sean Marks fait ainsi venir Steve Nash pour prendre les commandes de l’équipe. Le Canadien n’a pas la moindre expérience dans le coaching mais c’est un proche de Kevin Durant, et surtout un ancien double MVP, qui sera sûrement respecté par Kyrie Irving.
La campagne démarre pourtant mal pour le meneur, qui s’absente sans explication de l’équipe et se fait attraper à l’anniversaire de sa soeur, en violation du protocole sanitaire de la NBA par rapport au Covid-19. Dans le même temps, Brooklyn a mis la main sur James Harden pour former un « Big Three » à la puissance de feu incroyable. Sauf qu’entre les blessures des uns et des autres, les trois joueurs ne joueront donc que 16 matchs en semble (13 victoires – 3 défaites). « The Beard » joue sur une jambe en playoffs, la faute à une blessure aux ischio-jambiers tandis que la blessure de Kyrie Irving, touché à la cheville après être tombé sur le pied de Giannis Antetokounmpo lors du Game 4 de la finale de conférence, change peut-être le cours de l’histoire pour les Nets.
Sans cette entorse, les Nets éliminaient-ils les Bucks, futurs champions NBA ? Sans cette blessure, est-ce qu’ils remportaient le titre ? Sans cette blessure, Kyrie Irving et Kevin Durant avaient-ils raison ?
Une thérapie conjugale impossible
La suite sera une fuite en avant dysfonctionnelle. Kyrie Irving refuse de se faire vacciner contre le Covid-19. Comme il avait refusé qu’on utilise ses données biométriques, avec cette fois des conséquences beaucoup plus lourdes puisqu’il est carrément interdit d’entrée au Barclays Center, la salle des Nets à Brooklyn…
La franchise décide de l’écarter, pour ne pas devoir gérer un joueur en pointillés, mais les nombreuses quarantaines forcent plus ou moins le club à le réintégrer en cours de saison. D’abord uniquement à l’extérieur, puis finalement à domicile. Une situation ubuesque qui fait partie des facteurs ayant poussé James Harden à réclamer son transfert. À peine un an après son arrivée, « The Beard » préfère quitter ce drôle d’environnement.
« Je n’ai pas demandé à partir par hasard » dit-il désormais. « Il y avait beaucoup de dysfonctionnements. Beaucoup de choses en interne, dont je ne vais pas parler publiquement. Ce fut une des raisons pour lesquelles j’ai pris la décision de partir. Maintenant qu’on connaît la fin de l’histoire, je ne passe plus pour un fou. Je n’ai plus l’air d’être le joueur qui avait abandonné les autres, comme les médias ont pu le dire. Je savais ce qu’il se passait là-bas. Je ne voulais pas avoir à gérer tout ça. Je veux jouer au basket, m’amuser et prendre du plaisir. »
C’est que dans la foulée de cette saison étrange, et d’une élimination sans gloire au premier tour des playoffs, les Nets ne veulent pas conserver Kyrie Irving sans garantie de son investissement. Clairement, les deux camps ne sont plus sur la même longueur d’onde, Brooklyn tentant finalement de reprendre un peu le contrôle des opérations.
« Je ne prévois d’aller nulle part » assure pourtant Kyrie Irving avant la « free agency ». « J’ai juste hâte d’être cet été afin de pouvoir continuer à construire quelque chose avec nos gars. Quand je dis que je suis ici avec Kevin , je pense que cela implique vraiment que nous allons gérer cette franchise ensemble, avec Joe (Tsai, le propriétaire) et Sean (Marks, le GM). Et les membres de la famille que nous avons dans notre vestiaire, dans notre club. »
Sauf que trois ans après, les conditions ne sont plus les mêmes. Brooklyn veut des assurances dans les négociations avec son meneur, ce que l’intéressé refuse. De quoi pousser Kevin Durant à réclamer un transfert, dans une franchise devenue totalement chaotique. Joe Tsai et Sean Marks parviennent à gagner du temps mais Steve Nash doit vite admettre qu’il n’a plus le soutien de son groupe, après un début de saison affreux.
De retour de suspension après le partage sur Twitter d’un film antisémite et conspirationniste, Kyrie Irving semble prêt à faire tout fonctionner avant de devenir « free agent ». Sous Jacque Vaughn, les Nets se remettent à gagner… et puis Kevin Durant se blesse. Alors que le meneur tient l’équipe à bout de bras, lui et son camp sentent alors que c’est le moment parfait pour remettre la pression sur les dirigeants de Brooklyn, afin d’obtenir la prolongation sans condition qu’il recherche. Sa belle-mère, et agent, Shetellia Riley-Irving assure dans la presse que le champion 2016 veut prolonger avec les Nets mais que « la balle est dans le camp de Brooklyn ».
Une ultime tentative qui ne fonctionnera pas. Les Nets sont trop échaudés pour s’engager sur le long terme avec Kyrie Irving, et ils préfèrent tourner la page. Et s’ils espéraient dans un premier temps garder Kevin Durant, ce dernier négocie cette fois discrètement son départ. C’est le dernier membre du « Big Three » à quitter le navire.
« Il y avait des discussions, entre Kevin (Durant), moi-même, Joe (Tsai, propriétaire des Nets), Rich (Kleiman, le manager de Durant). Des discussions privées, et honnêtes. Et… nous avons pensé que c’était le moment de tout arrêter » conclut Sean Marks. « Car il y a une limite au bout d’un moment, n’est-ce-pas ? On peut toujours essayer de convaincre des joueurs de rester, de les convaincre de la réussite d’un projet, d’un effectif. Mais au bout du compte, c’était le mieux à faire pour tout le monde. »
La fin d’une drôle d’aventure. Trois saisons et demi, seulement, qui donnent l’impression d’avoir duré une éternité, même dans l’univers NBA. Trois saisons et demi frustrantes et déconcertantes, entre une franchise qui pensait pouvoir convertir des superstars à son mode de fonctionnement, et des stars qui voulaient réussir avec leurs propres conditions. Avec en conclusion un échec global, pour toutes les parties impliquées dans l’affaire.