« Ne le rendons pas ! », exige l’Ekipa. Pour son édition du 1er septembre, le principal quotidien sportif slovène a sans surprise fait sa une avec Luka Doncic et Goran Dragic. Le meneur de 36 ans soulevant dans ses mains le trophée européen remporté en 2017, que la nation slovène, favorite de cet Euro 2022 pour les médias , entend bien rapatrier.
Le petit pays de deux millions d’habitants s’apprête de nouveau à vivre au rythme des exploits de son équipe nationale, demi-finaliste malheureuse aux Jeux olympiques de Tokyo. Il y a cinq ans, Luka Doncic en avait 18 et pas encore un seul match NBA dans les jambes. Aujourd’hui, c’est l’une des principales figures de cette compétition européenne et de la planète basket toute entière.
Sa montée en puissance sportive a coïncidé avec une médiatisation devenue hors norme année après année. Qu’elle semble lointaine l’époque où le Real Madrid « protégeait » sa jeune pépite des journalistes jusqu’à sa majorité. « Une fois qu’il a eu ses 18 ans, ils ont organisé un ‘media day’ pour les médias slovènes. On a vu que le nombre de clics était important », se souvient Aljaz Vrabec, journaliste pour le quotidien Delo (équivalent du Monde en Slovénie), joint par Basket USA.
Et ce n’était encore rien par rapport à ce qui allait suivre. « Les médias sportifs slovènes sont entrés dans l’ère du journalisme sportif moderne avec Luka, on n’y serait peut-être jamais entré sans lui », assure formellement Andrej Miljkovic. Le journaliste à Ekipa a encore bien en tête le titre NBA 2005 des Spurs, avec dans leurs rangs ses compatriotes Rasho Nesterovic et Beno Udrih. Mais les réseaux sociaux n’existaient quasiment pas à l’époque.
Une équipe le suit 24,heures sur 24 !
En 2018, le phénomène Doncic quitte l’Espagne pour gagner les États-Unis et sa grande ligue. Qui dit traversée de l’Atlantique, dit changement de fuseau horaire – la Slovénie se trouvant dans le même fuseau que celui de la France – et réorganisation au sein des rédactions.
Ses matchs ne sont quasiment plus accessibles en Europe que la nuit. Il faut maintenant nourrir un lectorat très matinal. « On a vu que les gens n’étaient pas prêts à se lever à 2h30 ou 3h pour regarder en direct, parce que beaucoup commencent à travailler à 6h30 ou 7h. Mais ils l’étaient pour se lever à 5h ou 6h et passer une demi-heure à regarder les highlights et lire les réactions les plus fraîches », rapporte Andrej Miljkovic.
Ce dernier ajoute : « C’était absolument parfait d’avoir un tel phénomène pour notre site. On a été capable de générer un trafic incroyable à des horaires de fou. Les deux premières saisons NBA de Luka en particulier ont été phénoménales » en termes d’audience.
À tel point que le spécialiste dirige encore aujourd’hui une équipe spécialisée de plusieurs personnes chargées de scruter les actualités du joueur et des Mavs… quasiment 24h/24 et 7j/7 ! But de l’opération : produire un maximum de contenus. « Le récap du match n’est pas si important. Ce sont les réactions, des petites choses, des informations très courtes. Pour être très franc, ce sont beaucoup d’attrape-clics mais ça fonctionne. Ce n’est pas du journalisme de très grande qualité », concède Andrej Miljkovic.
Disponible pour les médias slovènes
Mais le public en redemande car il ne semble n’avoir d’yeux que pour Luka. « Les gens cliquent quand vous mettez Luka dans le titre », constate simplement Aljaz Vrabec. Les vedettes du cyclisme, Tadej Pogacar et Primoz Roglic, ont eux aussi une portée importante en ligne, mais rien de comparable. « Lorsque Pogacar gagne le Tour de France, il va peut-être atteindre 70 ou 80% du meilleur de ce qu’atteint Luka en audience », évalue Andrej Miljkovic de l’Ekipa, dont les chiffres ont encore grimpé avec le long parcours des Mavs en playoffs 2022, boostés par des séquences de « trashtalking » entre Doncic et Devin Booker.
Même engouement à la télévision. « Si l’on compare l’audience pendant la nuit, les matchs de Dallas sont environ 70% plus regardés que l’audience moyenne des matchs », évalue Tilen Lamut, commentateur NBA sur la chaîne slovène Arena Sport.
Ekipa n’a personne sur place mais envoie régulièrement des journalistes à Dallas, de l’ordre de deux à trois voyages de plusieurs semaines par saison. À chaque fois qu’Andrej Miljkovic s’y rend, son compatriote se montre disponible même si le maître du jeu des Mavs, plus à l’aise pour jouer que parler, n’est pas fan des longues interviews.
« Il était autorisé à parler en slovène, dans le vestiaire avant le Covid, C’était facile de plaisanter avec lui, de faire des vidéos… On a pu faire tout ce qu’on voulait avec lui, il est génial. Maintenant, les conférences de presse sont le seul moyen de parler avec lui, même en étant sur place. Il répond en slovène à deux ou trois questions, le reste en anglais », détaille le journaliste.
Le critiquer ? C’est « interdit » !
Ce dernier, comme ses homologues interrogés, ne cache pas qu’il est parfois compliqué d’écrire des choses négatives sur l’étoile de toute une nation. « Ce n’est pas simple d’être objectif avec un héros national mais c’est notre rôle de le rester et de dire ce qu’on voit. S’il perd six ballons dans un match, on ne peut pas l’ignorer. S’il défend mal, il faut finir par dire quelque chose. Et je pense que c’est juste, car même lui le sait », juge Tilen Lamut.
Mais gare au retour de bâton potentiel… « On est dans une situation où la critique n’est pas autorisée parce que le public vous assassinerait en tant que journaliste ou média, genre ‘Laissez-le tranquille !’ », note Andrej Miljkovic, avant de prendre l’exemple éloquent de la dernière action de la demi-finale France-Slovénie lors des derniers JO.
« On a tous noté qu’il aurait dû prendre le dernier tir, il avait Rudy Gobert sur lui, il aurait dû le jouer. » Au lieu de cela, Luka Doncic a préféré servir son coéquipier Klemen Prepelic qui, parti en pénétration, s’est heurté au mur Nicolas Batum pour un contre qui restera dans les mémoires. « Des gens en Slovénie ont dit : ‘Wow, il a donné un super ballon’. Ce n’était pas le cas. Mais après tout ce qu’il a fait, sur la compétition, en NBA… Tu ne peux pas t’arrêter là-dessus et dire que c’est de la faute de Luka si on n’a pas battu la France pour aller en finale. »
Aljaz Vrabec a, lui, un autre exemple en tête : le déménagement, en 2019, de Primoz Roglic vers Monte-Carlo, connu pour être une terre fiscale avantageuse. L’affaire avait fait du bruit dans le pays. « Le public était énervé par rapport aux journalistes : ‘Vous êtes jaloux de lui, laissez-le tranquille. Il peut faire ce qu’il veut, c’est son argent !’ » Sous-entendu, le public aurait réagi de la même façon dans une situation similaire avec le basketteur. « Avec Luka, les gens seraient énervés s’il disait qu’il ne veut pas jouer avec l’équipe nationale par exemple. »
Ce qui n’est pas le cas puisqu’il affiche une fidélité au maillot slovène depuis des années. Et les performances individuelles et collectives ne s’arrêtent pas. « On s’habitue aussi à être critiqué pour l’avoir critiqué. Heureusement, il ne nous donne pas beaucoup d’occasions de le faire et j’espère que cela restera ainsi ! », souhaite Tilen Lamut pour finir.
À Ljubljana.