Nathaniel S. Butler a un point commun avec Magic Johnson : lorsqu’il parle de Bill Russell, il place systématiquement un respectueux « Monsieur » avant de prononcer son nom. « Monsieur Russell. » « Cela ne me paraissait pas correct de l’appeler ‘Bill’, je ne sais pas pourquoi. Je me suis toujours référé à lui ainsi, en raison de son statut », raconte à BasketUSA le photographe américain, véritable légende lui aussi de sa profession.
Celui-ci est l’auteur de l’une des photos les plus connues de l’ancien joueur des Celtics, décédé le 31 juillet dernier. L’image d’un merveilleux sourire sur un visage presque enfantin, soutenu par dix doigts qui débordent de bagues de champion. Iconique.
Retour en 1996, l’année de la prise de vue. Une date de 50e anniversaire pour la ligue, née en juin 1946 (on parlait encore de BAA à l’époque), qui, pour l’occasion, décide de lister les 50 meilleurs joueurs de son histoire (une liste actualisée depuis pour les 75 ans).
Un projet d’ampleur se monte : tirer le portrait de chacune des vedettes en question. Nathaniel S. Butler est mobilisé, tout comme Andrew D. Bernstein, une autre immense figure très respectée dans le métier. Le premier, qui vit encore dans le New Jersey aujourd’hui, est chargé de photographier les champions basés dans l’est du pays ; le second, habitant Los Angeles, ceux de l’ouest.
Le fan new-yorkais rencontre ses héros
« Le projet dans l’ensemble était incroyable. J’ai pu rencontrer certains de mes héros. J’ai photographié Wilt Chamberlain, ce qui était incroyable. J’ai grandi en tant que fan des Knicks donc les anciens joueurs Willis Reed, Walt Frazier… C’était vraiment une expérience remarquable », qualifie le preneur d’images, âgé de 60 ans, dont les premiers clichés remontent au début des années 1980, au Madison Square Garden, pour Sports Illustrated.
« On se demandait quel type de photo on pourrait faire avec M. Russell. Il n’y avait pas à réfléchir, parce que la première chose à laquelle on pense avec lui, ce sont ses onze titres », poursuit-il. Onze titres en treize ans (1957-1969). Mythique. Comment matérialiser au mieux pareille « anomalie » de l’histoire qui ne sera jamais reproduite ?
Onze trophées ? Onze bannières ? Mieux : onze bagues. « Et donc il a dix doigts et onze bagues. On voulait montrer à quel point c’était fou. » Le souci est que le Hall of Famer… n’a pas tous les bijoux en question. « Le plus fou dans cette histoire est qu’à l’époque, les joueurs ne recevaient pas de bague pour chaque titre. Certains joueurs, selon que ce soit leur premier ou second titre, pouvaient en avoir une. Après cinq ou six titres, personne ne sait vraiment ce qu’on leur donnait. On a essayé de faire des recherches pour vraiment savoir. Je lui ai demandé et il ne se souvenait pas vraiment. »
Avant de pouvoir photographier… emprunter !
Notre photographe fait état des rumeurs selon lesquelles les multiples champions de cette ère recevaient des montres voire… des services à thé. Un anachronisme sidérant quand on connaît les pratiques en vigueur aujourd’hui chez les équipes titrées.
Nathaniel S. Butler trouve alors une parade : emprunter des bagues à d’anciens compagnons de victoires des Celtics. L’idée fait l’unanimité. « Dès que vous mentionnez le nom de M. Russell, tout le monde, du propriétaire de l’équipe au président, c’est ‘Bien sûr, que peut-on faire ?’ à volonté. » Le concept séduit également l’intéressé.
Un responsable NBA fait alors le déplacement à Boston pour réunir toutes les bagues et revient avec un précieux sac rempli d’histoire. « On ne fait pas confiance à FedEx ! » Avec cette logistique, la nervosité gagne le photographe et ses complices : pas question d’endommager ou de perdre un bijou en cours de route.
https://twitter.com/natlyphoto/status/1553802620585889795
Vient le jour du « shooting », dans le « recoin » d’un studio new-yorkais. « Croyez-le ou pas, on était dans une espèce de placard, un petit espace de rangement, dans lequel on a dû faire de la place. » Pas les meilleures des conditions pour le photographe qui ressent aussi « une petite pression » à l’idée de se retrouver en face-à-face avec l’ancien joueur des Celtics. Et de vivre l’un des moments les plus forts de son immense carrière.
Nathaniel S. Butler l’a seulement croisé en conférence de presse ou lors de grands rendez-vous de la ligue, les All-Star game notamment. « C’était le premier moment dans un cadre plus intime et fermé. Il y avait trois ou quatre personnes dans la pièce, et c’était tout. Donc j’étais un peu nerveux. » Mais Bill Russell a un atout choc pour briser la glace : son rire. « Son rire était tellement unique. Il a été génial. Je chérirai ce moment pour toujours. »
Au plus près de Bill Russell
Reste qu’il faut faire vite. Le photographe n’a qu’une quinzaine de minutes devant lui pour réaliser sa série de portraits du Celtic. « Je ne travaille pas pour le magazine Vogue, avec trois heures de shooting », compare le professionnel accrédité par la NBA qui place son appareil favori, un Hasselblad (objectif 120 mm), à un mètre, un mètre cinquante maximum de son sujet.
C’est très proche et très différent du contexte habituel au bord des terrains. En match, « tu ne peux pas rater une action et dire ‘Hey LeBron, tu peux me refaire ce dunk ?!’ Ce sont des défis à part évidemment et j’apprécie les deux. Le portrait est un spectre complétement différent que j’aime aussi en raison du fait de diriger le joueur et avec la composition mentale qui rentre en jeu. »
Comment composer avec ces onze bagues alors ? Sa première complication est « technique » parce qu’il veut se focaliser sur le visage et les bagues… tout en gardant en tête l’emprunt effectué pour ces dernières. « Je ne voulais qu’on remarque si il avait une bague de 1986 par exemple et que le public se dise ‘Oh, mais il n’a pas joué en 1986’. Ou une bague au nom de Larry Bird sur l’une d’elles. J’ai donc dû le faire poser de sorte qu’on les voit mais sans qu’on voit parfaitement les détails. Le plus important était ce qu’elles représentaient. »
La onzième entre les dents ?
Son idée initiale est un bijou par doigt et un onzième entre les dents. Mais cet essai est peu concluant. « Il a dit qu’il n’aimait pas vraiment. Ce n’était pas sa personnalité. Ça donnait un air un peu trop prétentieux alors que c’est quelqu’un de modeste. » Le monument du basket repose alors ses coudes sur la table, qu’avec des bagues en main, et Nathaniel S. Butler déclenche à quelques reprises.
Cette expression sur le visage de Bill Russell ? Après hésitation, l’auteur du cliché se dit « sûr de lui avoir demandé de sourire parce qu’il y a de quoi être fier d’en sourire. J’ai dû lui demander pour le détendre. » Avant d’être certain d’avoir la bonne photo, le monde n’ayant pas encore été aspiré par le numérique, il faut encore patienter quelques heures après avoir envoyé la pellicule en laboratoire. Énième montée de nervosité.
Mais le résultat est à la hauteur des attentes. En fait, « tout a parfaitement bien fonctionné. » Et ce portrait va rentrer dans l’imagerie collective de la ligue et valoir à son auteur le « compliment ultime » : être félicité par Bill Russell. « Il a vraiment aimé la photo et l’a utilisée pour certaines de ses apparitions. J’ai fait ma part, il a fait la sienne. C’était un bon travail d’équipe, une collaboration fantastique. »
Crédit photo : Nathaniel S. Butler
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