Lorsque les Spurs ont acquis Kawhi Leonard le soir de la draft 2011, beaucoup d’observateurs s’interrogeaient sur la pertinence d’un échange, synonyme du départ de George Hill, l’un des joueurs préférés de Gregg Popovich. Suppléant très rentable de Tony Parker, le combo-guard était alors l’un des soldats les plus efficaces de l’effectif texan. Un point gêne néanmoins sa franchise : l’argent. Il est alors éligible à une prolongation et les Spurs, toujours économes, pensent à l’avenir, notamment celui de son Big Three. Il n’est pas question de mettre en péril la santé économique du club, alors la franchise fait un pari sur l’avenir. Ce soir-là, le staff de San Antonio lui-même confiait le caractère très hasardeux de cette décision.
Le départ de George Hill, un calvaire pour les Spurs
« Cela pourrait bien être l’une des nuits les plus difficiles de l’histoire des Spurs, depuis que nous sommes ici. Perdre un joueur comme George Hill, qui signifiait tant pour notre équipe, notre culture, notre vestiaire… C’est l’une des décisions les plus difficiles que nous avons dû prendre, » expliquait ce soir-là R.C Buford, l’architecte de l’équipe, au San Antonio Express-News.
Gregg Popovich se souvient très bien de cette nuit. L’entraîneur est en plein doute. Cet échange peut-il sonner le glas des ambitions des Spurs ?
« À la dernière minute, on a finalement appuyé sur la gâchette. Flippés à mort, hésitants, sans savoir comment cela allait fonctionner. Et s’il n’était pas le compétiteur qu’est George Hill ? S’il n’était pas aussi rigoureux que lui ? S’il ne s’entendait pas avec le reste du groupe ? Et s’il était égoïste. On s’inquiète toujours de tout cela, » se remémorait le coach au début de cette année pour NBA.com.
Un joueur initialement attendu comme un bon role player
Drafté initialement par Indiana en 15e position, Kawhi Leonard est alors une énigme. Très bon à San Diego State mais encore fruste, son avenir dans le système texan se dessine alors quelque part entre Bruce Bowen et Richard Jefferson. Ses capacités défensives sont connues de tous mais, en attaque, aucune merveille n’est attendue de sa part.
« J’ignore si c’est une réminiscence de Bruce Bowen, mais il a transformé San Diego State, une équipe sans réussite, en l’une des meilleures équipes du pays, » poursuivait Buford.
Sans broncher, le Californien s’est alors fondu dans le moule d’un collectif bien rôdé. Au sein du système très léché de Gregg Popovich, aucune responsabilité offensive ne lui est alors demandée. Seule sa défense prime, et le rookie s’exécute avec réussite (7.9 pts à 49.3%, 5.1 rbds et 1.3 int en 24 min de jeu et 39 titularisations). Encore brut de décoffrage, son maniement du ballon est à parfaire pour générer du mouvement. Mais, en silence, le joueur travaille avec rigueur. Sa progression est lente mais sûre. Les Spurs prennent leur temps pour le polir. Ainsi, depuis son arrivée, son évolution statistique est modeste. Pas d’explosion, pas de chiffres hallucinants mais une constance dans sa progression.
Petit à petit, l’ailier mue. D’un très bon role-player défensif, le voilà devenu un joueur efficace en attaque. À force de travail pour refaçonner son tir avec Chip Engelland, il prend confiance en ses capacités, soutenu par toute la franchise.
« Il s’agissait juste de faire face aux attentes, de formater mon esprit de manière à ce que je puisse tirer sans réfléchir, » expliquait l’intéressé à Grantland il y a deux ans.
Un jeu au poste calqué sur Michael Jordan
Ainsi, lors de sa saison rookie, l’ailier n’occupe qu’une place mineure dans les schémas offensifs de l’équipe. Ses pourcentages de possessions par match et de tirs pris lorsqu’il est sur le terrain n’émargent qu’à 15%. Aujourd’hui, près d’un quart des possessions texanes passent par lui (d’après NBA.com). Entre temps, il a aussi travaillé son dribble, ainsi que son jeu au poste. Dans ce domaine, il s’est appuyé sur l’une des plus grandes références de l’histoire du jeu en la matière : un certain Michael Jordan, comme il le confie au San Antonio Express-News.
Même si ses chiffres restent modestes, Kawhi Leonard devient un joueur que personne n’attendait, pas même les Spurs.
« Il a dépassé nos attentes. Nous espérions, mais on ne peut jamais anticiper d’un joueur que vous apportez qu’il s’adapte de suite au groupe, » poursuivait Buford. « Tout le monde ne s’améliore pas. Des gars ne peuvent pas apprendre et il y en a un paquet de joueurs talentueux qui n’ont pas réussi car ils ne pouvaient pas passer le cap suivant. Mais il a une capacité énorme pour absorber les informations, et il travaille dur, » confiait l’an passé Gregg Popovich à CBSSports.
Pour ce dernier, Kawhi Leonard devient très vite un joueur à part dans son système. Depuis son arrivée, la franchise lui a demandé d’abstraire un temps ses spécificités pour s’intégrer à la vision de l’équipe. Mais, plus rapidement que prévu, le travail du joueur a porté ses fruits au point que les Spurs lui laissent très vite s’exprimer comme il le désire. À la manière d’un Manu Ginobili pour la second-unit, Leonard devient en quelque sorte un électron libre que San Antonio se plait à laisser jouer selon ses instincts.
« On essaye de le lâcher un peu et de lui donner un peu plus le feu vert. Il obtient plus de droits. Quand on est jeune, on doit se soumettre à Tim, Manu ou Tony. Maintenant, il doit les envoyer balader. Ils sont plus vieux que la poussière. C’est le meilleur. Il doit faire à sa façon. On essaye de le pousser à être plus démonstratif dans cette optique, » disait Gregg Popovich au Washington Post.
C’est évidemment lors des derniers playoffs face à Kevin Durant, puis LeBron James, que son talent explose à la face du monde entier. Ses actions paraissent parfois hésitantes, brouillonnes mais pour lui, il n’en est rien. Ses tirs rentrent, à trois-points aussi. Sur une autre planète à partir du Game 3 des finales, Kawhi Leonard finit MVP de la finale à seulement 22 ans, reléguant presque LeBron James à un rôle de faire-valoir.
Kawhi Leonard, l’électron de plus en plus libre
Depuis cette séquence dorée, le joueur a connu une rentrée difficile, victime d’une infection à l’oeil puis d’une blessure à la main. Comme pour le reste de l’équipe, les premiers mois de compétition ont été laborieux, du moins d’un point de vue offensif. Mais, en dépit de son nouveau statut public, Kawhi Leonard faisait simplement son boulot : celui de défenseur.
Pas inquiété par sa maladresse latente, il prit son mal en patience. Depuis le All-Star break, le jeune joueur confirme que les dernières finales n’étaient pas qu’un feu de paille (19.8 pts à 54%, 7.1 rbs, 2.6 pds, 3 ints et 1 ct en mars) et que les espoirs des Spurs le concernant ne sont pas vains, loin de là.
« Quand un entraîneur dit qu’il arrête de coacher quelqu’un, c’est généralement un mensonge mais de temps en temps, vous devez fermer votre bouche, laisser les joueurs faire à leur manière. Avec Manu, c’est plus en attaque car c’est un winner. Avec Kawhi défensivement, il a de superbes instincts et le laisser jouer comme il le sent est presque toujours positif, » commentait Gregg Popovich à Pounding the Rock après la dernière victoire des Spurs contre Minnesota.
Un jeu de plus en plus complet
L’instinct, un terme inséparable de l’identité de Kawhi Leonard. Son sens de l’anticipation est en effet digne des plus grands. L’impression visuelle dans ce domaine est telle qu’elle n’est pas sans évoquer Michael Jordan ou Scottie Pippen. Au-delà de ses longs membres, connus de tous, le Spur lit les défenses comme nul autre. Pour les Spurs, cette clairvoyance est de l’or en barre. Nombre des séquences de jeu rapide de l’équipe sont ainsi générées par ses interceptions. Pour parfaire le tableau, le MVP des dernières finales lit aussi de mieux en mieux les possibilités offensives. Que ce soit pour son compte, ou pour ses coéquipiers, Kawhi Leonard joue de plus en plus juste.
Outre un flair bien réel pour le scoring, l’ailier des Spurs devient aussi un bon passeur. Son dernier match contre les Hawks (20 pts, 10 rbds et 7 pds) démontre ainsi l’évolution du joueur dans ce domaine et c’est ce qui le rend de plus en plus dangereux. Ainsi, par sa capacité à pénétrer, Kawhi Leonard provoque des décalages nouveaux pour son équipe, si bien que l’adversaire ne sait plus si elle doit se préoccuper de lui ou de ses coéquipiers. À plusieurs reprises, sa lecture du pick-and-roll et ses fixations ont offert de nombreuses positions de tir aisées pour le reste de l’équipe.
Le fait est qu’à ce niveau-là, Kawhi Leonard est déjà l’un des meilleurs joueurs du monde. Il commence à incarner ce que Gregg Popovich affirme depuis plusieurs mois : le personnage central de l’équipe. Ce n’est pas un hasard si, en son absence, San Antonio présente un bilan négatif (8-9), ni si les Spurs présentent leur différentiel le plus favorable lorsqu’il est sur le terrain.
« Quand il n’est pas là, on voit la différence, » commentait Danny Green auprès de SheridanHoops.
Le digne successeur de Tim Duncan ?
De fait, la question de son contrat devient de plus en plus intrigante. San Antonio ne cache plus son désir de construire autour de lui et il s’avère que le joueur leur donne raison. Certes, il souffre médiatiquement de l’importance du collectif au sein de l’équipe, non négligeable pour ses statistiques personnelles, mais cela n’enlève rien à la vérité du terrain.
« Dans une équipe différente, il compilerait probablement des chiffres plus élevés, » assure ainsi Manu Ginobili au Washington Post. « Le fait est que nous jouons dans un système et nous prenons ce que le jeu ou le système nous donnent. Nous ne sommes pas le type d’équipe qui va aller sur Kawhi dix fois d’affilée car il joue bien. Nous essayons d’inclure tout le monde (…). Peut-être que ses chiffres en pâtissent mais à ce stade de sa carrière, après avoir gagné un titre et le MVP des finales, je crois qu’il n’en a pas besoin. Il a besoin de gagner, de continuer de s’améliorer, de comprendre l’équipe et il est fantastique à ce niveau-là. »
Lorsque Tim Duncan est arrivé au club en 1997, les Spurs ont obtenu l’un des joueurs les plus dominateurs de sa génération. Dix-huit ans plus tard, bien loin des interrogations de ce soir de Draft 2011, les Spurs ont peut-être trouvé son successeur, l’un des rares à être capable de régner des deux côtés du terrain. C’est en tout cas la conviction de Gregg Popovich, loin d’être le moins bien placé pour ce genre de prédictions.
« Un jour, Timmy, Tony et Manu ne seront plus là et Kawhi sera le gamin le plus talentueux de cette équipe, à moins que nous arrivions avec quelqu’un d’autre d’encore plus talentueux. Mais je ne crois pas que cela arrivera. »
D’ailleurs, lorsqu’il sera question d’évoquer sa prolongation de contrat, les chiffres du joueur ne devraient guère importer. San Antonio peut ainsi s’appuyer sur l’exemple d’un Hall of Famer bien connu des Bulls, Scottie Pippen, dont les premières saisons furent modestes de ce point de vue. L’histoire est peut-être en train de se répéter.
Les stats sur 36 min de Kawhi Leonard et Scottie Pippen lors de leurs 4 premières saisons
Rk | Player | From | To | G | GS | MP | FG | FGA | FG% | 3P% | 2P% | FT% | ORB | DRB | TRB | AST | STL | BLK | TOV | PF | PTS |
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1 | Kawhi Leonard | 2012 | 2015 | 239 | 212 | 6900 | 5.7 | 11.6 | .493 | .366 | .543 | .796 | 1.6 | 6.0 | 7.6 | 2.2 | 2.1 | 0.8 | 1.4 | 2.2 | 14.9 |
2 | Scottie Pippen* | 1988 | 1991 | 316 | 220 | 10225 | 6.5 | 13.1 | .492 | .264 | .510 | .667 | 2.0 | 4.6 | 6.6 | 4.9 | 2.2 | 1.1 | 3.0 | 3.7 | 15.8 |