Il ne se passe pas un jour sans que la NBA annonce que tel ou tel joueur a égalé ou battu un record, qu’il s’agisse de précocité ou d’une série de performances. Même le football est tombé dans le piège de cette folie de chiffres.
« Il y a beaucoup de stats qui tournent… Je pense qu’il y a un peu trop de stats. Michael Jordan est incomparable. Il est unique. Ce ne sont que des stats ».
Mille mercis à Luka Doncic. C’est sa réaction la nuit dernière lorsqu’un journaliste lui a annoncé qu’il venait de battre le « record » de Michael Jordan avec un 19e match de suite avec au moins 20 points, 5 rebonds et 5 passes. Un « record » qui n’en est d’ailleurs pas un puisque Oscar Robertson a fait mieux avec des séries de 29 et 25 matchs, en 1965 et 1964. Mais la NBA adore raconter des histoires, et il faut bien trouver des « records » ou des stats pour les nourrir. Quitte donc à s’arranger en prenant comme référence l’année 1976, date de la fusion avec l’ABA. Pourquoi, alors qu’elle ne fait jamais cette distinction ? Sans doute que l’histoire « Luka Doncic se hisse à la deuxième place de la plus longue série de matchs à 20 points, 5 rebonds et 5 passes, encore loin derrière Oscar Robertson », était moins vendeuse…
On se souviendra d’ailleurs que tout Sacramento est encore traumatisé par cette fameuse ligne du 20-5-5. En 2010, pour faire élire Tyreke Evans en tant que Rookie de l’année face à Stephen Curry, les Kings avaient ainsi fait une féroce campagne en expliquant encore et encore que leur joueur était le seul, avec Oscar Robertson, Michael Jordan et LeBron James, à boucler une campagne rookie avec 20 points, 5 rebonds et 5 passes de moyenne. De quoi forcément lui offrir un avenir brillant ? Pas vraiment.
Rien que cette semaine, j’ai recensé plusieurs « records » futiles et sans doute inutiles. Par exemple, samedi soir, c’était la première fois que deux équipes (Dallas et Philadelphie) gagnaient de plus de 45 points le même soir. C’est sympa pour briller en société, mais peut-on vraiment parler d’événement et/ou de record. Fallait-il aller chercher cette statistique ? Doit-on en parler ?
Tout est devenu prétexte pour mettre en avant un joueur
Car « trop de stats tuent les stats », et l’Elias Sports Bureau est l’un des coupables ! Après chaque soirée, cette agence publie depuis des années un compte-rendu des stats à retenir. La « data », c’est son business, et forcément, pour exister, elle se doit de fouiller les archives et de mouliner ses bases de données pour ressortir des chiffres. Le public en est friand, la presse aussi quand elle est en manque d’inspiration. Tout le monde y trouve son compte, mais il y a une dérive depuis quelques années. Par exemple, cette nuit, ce n’était que la deuxième fois de la saison que les Hawks gagnaient lorsque Trae Young inscrit 30 points et plus. On a aussi appris que Anthony Davis avait attendu son 23e match pour atteindre la barre des 50 points, et seuls LeBron James et Cedric Ceballos ont fait mieux pour leur première saison. Est-ce que ça méritait d’être mentionné à l’écran, comme l’a fait la télévision la nuit dernière ? On peut en débattre.
Bien sûr, tout n’est pas à jeter dans les stats dont nous inonde la NBA. Par exemple, c’est toujours un événement lorsqu’un joueur s’invite dans le Top 10 des meilleurs marqueurs de l’histoire, ou des meilleurs passeurs ou rebondeurs. C’est une manière de mettre en avant sa longévité, mais aussi de se rafraîchir la mémoire. C’est aussi un événement lorsqu’un shooteur égale ou bat un record de tirs réussis à 3-points, ou lorsqu’un Westbrook ou un Doncic d’ailleurs réalise un triple double en moins de trois quart-temps. Dernièrement, dans nos colonnes, on a évoqué la série de « double double » de Giannis Antetokounmpo ou la série de « triple double » de Doncic.
Mais lorsque la NBA commence à ressortir des lignes de stats, uniquement pour comparer un joueur à Michael Jordan ou LeBron James, elle va sans doute trop loin et, encore plus problématique, elle transforme une stat, qui ne devrait être qu’un outil pour transformer une histoire, en histoire par elle-même. Par exemple, la semaine dernière, Trae Young s’est emparé d’un « record » de LeBron James : celui du plus grand de nombre de matches avec au moins 30 points et 10 passes à moins de 22 ans. À ce rythme, la NBA nous proposera bientôt des records de points inscrits un jour de pluie…
Les stats ont aussi envahi le football
Cette folie des chiffres, très américaine au départ, a franchi l’Atlantique depuis quelques années, et elle s’est aussi invitée dans le football depuis plusieurs années. Cette fois, ce n’est pas le bureau Elias qui est le coupable mais Opta. Depuis leur création, il n’y a pas un match de football européen qui n’a pas sa stat unique et insolite, et ça va des kilomètres parcourus par un joueur en match, en passant par les arrêts des gardiens ou les doublés réalisés par un défenseur dans sa première saison.
A titre d’exemple, la semaine dernière, on a appris que Neymar avait marqué des buts contre quasiment tous les clubs qu’il a affrontés en Ligue 1. Très exactement, il a marqué contre 19 des 20 clubs contre qui il a joués. Seul Saint-Etienne n’a pas encaissé de but. Puis dimanche soir, on a aussi appris que Dimitri Payet avait délivré 90 passes décisives depuis 2006 en Ligue 1. C’est 30 de plus que n’importe quel autre joueur. Pourquoi depuis 2006 ? Car c’est la date de création d’Opta. A moins que cette agence, ou une autre, se penche sur les milliers de matches de Ligue 1 depuis la création du championnat, on ne saura jamais si quelqu’un a fait mieux que Neymar ou Payet. C’est aussi ça qui est absurde avec ses stats à outrance puisqu’elles sont parfois limitées dans le temps, tout simplement parce qu’elles n’étaient pas prises en compte autrefois. Pour les passes décisives dans le football, ça remonte aux années 80, et la Ligue 1 n’en fait le classement que depuis une dizaine d’années. Peut-on alors parler de record quand on est incapable de prendre en compte tous les matches joués ?
Ce qui me fait d’ailleurs penser, pour en revenir au basket, que le triple double est une pure invention d’un attaché de presse. En l’occurrence de Bruce Jolesch, ancien responsable presse des Lakers. C’était en 1981, et il cherchait un terme pour qualifier les performances de Magic Johnson qui multipliait les matches avec au moins 10 points, 10 rebonds et 10 passes. Ce sera donc « triple double », et au début, le classement comportait trois noms : Magic Johnson, Larry Bird et Michael Ray Richardson. Et c’est donc, a posteriori, qu’on a commencé à compter ceux de Robertson, Chamberlain et autres légendes du passé. Sauf qu’à l’époque, on ne comptait pas les contres et les interceptions, et peut-être que des Chamberlain, Jabbar ou Russell ont bien plus de « triple double » que Robertson ou Westbrook. On ne le saura jamais…