La vue sur Los Angeles est magnifique. « C’est quand même mieux que la grisaille de Brooklyn », remarque Jack Molinas, dans le patio de sa luxurieuse villa perchée sur les pentes des monts Santa Monica. Il est 2h15 du matin. Son bras entoure les épaules de Shirley Marcus, qu’il vient de récupérer à l’aéroport après avoir passé la soirée avec sa mère au Luau, un restaurant polynésien de Beverly Hills. Jack avait rencontré Shirley dans un bar de Coney Island en 1955, vingt ans plus tôt. Ils avaient vécu une amourette de quelques semaines. Depuis, ils se revoyaient régulièrement et en ce mois d’août 1975, Molinas se réjouit de passer la fin de l’été avec son amie.
Recroquevillé derrière le mur de soutènement faisant office de séparation avec la maison voisine, Eugène Connor aperçoit enfin sa cible. Le voyou de 28 ans, ancien voleur de voitures reconverti en tueur à gages au service de la pègre locale, sort de sa cachette, brandit un pistolet de calibre 22 Long Rifle et tire à cinq reprises.
Deux balles se perdent dans la façade. Une blesse grièvement Shirley au cou. Une brise la patte de Puppy, son berger allemand. La dernière se loge dans la nuque de Jack Molinas. Elle le tue sur le coup. La victime était bien connue des services de police de Los Angeles : depuis sept ans, Molinas baignait dans le trafic de fourrure et de vidéos pornographiques. Il comptait parmi ses amis les plus proches des pontes de la mafia californienne à qui il devait, pour certains, plusieurs centaines de milliers de dollars. Il avait fait de la prison, avait récidivé. Il était aussi, aux balbutiements de la NBA, l’un des joueurs de basket les plus prometteurs de sa génération.
1 – Premiers pas dans la pègre
Jacob L. Molinas a grandi dans le Bronx des années 30, terrifié par les colères d’un père autoritaire et violent. C’est dans le monde extérieur que ce fils de bonne famille juive trouve son espace de liberté : il rêve de défier les règles, de bousculer la hiérarchie. Adolescent riche et charismatique, il brille sur les terrains de basket grâce à ses qualités athlétiques, mais aussi au lycée Stuyvesant, dans l’Est de Manhattan, d’où il sort en 1950 avec un QI de 175 qui le classe parmi les surdoués.
Sûr de lui et de son intelligence, Molinas assouvit sa soif de déviance en travaillant, dès ses 16 ans, au développement d’un système de paris truqués. Le principe est simple : miser sur ou contre sa propre équipe, et ajuster son niveau de jeu en fonction du pari.
Avant d’intégrer l’université de Columbia en 1950, il s’associe avec Joe Hacken, parieur compulsif du Bronx, fan de basket et accessoirement demi-frère de Cornelius Kelleher, l’un des bookmakers les plus controversés de New York. Ensemble, les deux hommes se chargent d’approcher de gros parieurs, leur vendent les résultats des matches dont ils comptent influencer l’issue, puis misent eux-mêmes sur les confrontations en question.
À Columbia, Jack Molinas est l’élève modèle, le meilleur basketteur de l’école et, dans l’ombre, le roi des truqueurs, moins obsédé par la quête de la victoire que par la manipulation des rencontres. Au départ, pourtant, il est plutôt réticent et refuse même une offre de 20 000 dollars pour provoquer la défaite des siens au premier tour des phases finales NCAA, en 1951. Le déclic survient pendant sa deuxième année.
Un après-midi, des étudiants s’amusent à jeter des bombes à eau par la fenêtre de sa chambre, au huitième étage de l’internat. Molinas s’isole tant bien que mal pour réviser mais ses amis l’exhortent à lâcher ses livres : afin qu’ils le laissent enfin tranquille, il se saisit d’un verre d’eau et le jette à son tour. Sauf que son projectile brise le pare-brise de la voiture de Mark Van Doren, le plus célèbre des professeurs de l’université depuis qu’il a gagné le prix Pulitzer en 1940. Dénoncé, Molinas est suspendu six mois de l’équipe de basket sans recevoir le moindre soutien, ni de son coach, ni de ses coéquipiers. Profondément vexé, il envisage un temps de changer d’école et choisit finalement de se venger. En interne.
Jack Molinas augmente alors le nombre de paris et les sommes investies. Il est approché par un nombre croissant de bookmakers véreux dont les offres sont de plus en plus alléchantes. Il n’a aucun scrupule à faire couler son équipe, jouant habilement de sa fausse maladresse en se rattrapant au match suivant. En trois ans, sa petite entreprise lui rapporte près de 200 000 dollars. Tout en sabordant volontairement certaines de ses propres rencontres à l’aide des conseils avisés de Hacken, il parvient à s’imposer comme l’un des jeunes joueurs les plus observés du pays.
Lors d’un de ses derniers matches en NCAA, le 19 février 1953, il réalise la plus grosse performance individuelle de l’histoire de l’université en marquant 41 points. Deux mois plus tard, il intègre sans surprise l’effectif des Fort Wayne Pistons, qui le sélectionnent en quatrième position de la Draft. Plus que jamais, Molinas se pense spécial. Intouchable.
2 – L’impossible imposture
Son nouveau statut de basketteur professionnel n’altère en rien ses velléités de joueur (« Il voulait parier sur tout et n’importe quoi, se souvient son coéquipier et compagnon de chambre, Frankie Brian. Quand il pleuvait, il était capable de vouloir parier quelle goutte allait atteindre la fenêtre avant les autres ») mais le tricheur est de moins en moins précautionneux. Un soir de décembre, après une large victoire à Philadelphie, il invite Paul Brandt, l’un de ses anciens colocataires à l’université, dans un restaurant hors de prix.
« Il dépensait sans compter, alors je lui ai demandé d’où il tirait tout cet argent », raconte Brandt. « Il m’a répondu qu’il pariait sur la victoire sa propre équipe. Juste de quoi l’inciter à sauter plus haut, à jouer plus dur. Crois-moi, me disait-il, il y a des dizaines de gars qui font pareil en NBA ».
Une semaine plus tard, contre Boston, Jack Molinas réalise la meilleure mi-temps de sa saison rookie : 18 points au compteur personnel et 11 longueurs d’avance pour Fort Wayne. Mais, au retour des vestiaires, l’arrière est méconnaissable et plombe tant son équipe que le coach des Pistons, Paul Birch, le renvoie sur le banc.
Jack Molinas est remis en jeu en toute fin de match et commet deux fautes flagrantes sur la star adverse, Bob Cousy, laissant aux Celtics le loisir de creuser l’écart final (82-75). Birch apprendra qu’à la pause, dans les vestiaires, un étranger a tenté d’approcher Molinas. N’en ayant pas eu l’autorisation, ce dernier lui a laissé un mot. Un petit bout de papier où était hâtivement griffonné : « Joe m’a envoyé ».
Sur les conseils d’un journaliste du New York Post qui repère le volume inhabituellement massif de paris joués sur les matches de Fort Wayne, le patron de la ligue, Maurice Podoloff, embauche un détective privé chargé de suivre les joueurs des Pistons suspectés de tricherie. Avec l’accord du propriétaire de la franchise, le téléphone de Jack Molinas est mis sur écoute. Le 9 janvier 1954, il est arrêté.
3 – Banni à vie
Devant la police, Jack Molinas admet qu’il a misé de l’argent sur une dizaine de ses propres matches, mais en pariant toujours sur une victoire de Fort Wayne. Avec un aplomb et une arrogance inconsidérés, il assure qu’il n’attend aucune indulgence de la part de la ligue étant donné qu’à ses yeux, il n’a pas commis la moindre faute. Mais les contrats NBA comprennent déjà une clause interdisant tout pari sportif, et Molinas est banni à vie de la ligue après n’y avoir joué que vingt-neuf rencontres. Ce qu’il considère comme une injustice, comme l’étaient les sanctions de son père, ne vont qu’attiser son envie de narguer le pouvoir et de contester les règles en place.
Pour ce faire, il suit des études de droit et c’est en tant qu’avocat qu’il revient à la charge en 1960, exigeant sa réintégration au sein du Championnat. Quatre propriétaires de franchise votent pour, quatre contre. C’est Maurice Podoloff lui-même qui prononce la sentence finale : il n’en est pas question. Convaincu d’être un bouc émissaire, Jack Molinas engage alors une action en justice, et réclame trois millions de dollars pour atteinte à la liberté d’exercer une activité professionnelle. L’affaire est rejetée. Qu’importe. Son salaire de joueur NBA ne lui faisait même pas gagner 800 dollars par mois. Il a désormais les mains libres pour agir de l’extérieur.
Toujours associé à Joe Hacken, Jack Molinas n’aura pas attendu d’attaquer la ligue pour relancer son entreprise de paris truqués. En 1957, les deux hommes entament une tournée des campus de la côte Est pour corrompre les principaux acteurs du sport universitaire de la région. Ils engagent des intermédiaires qui s’occupent d’approcher les joueurs. Ces derniers se voient offrir des sommes d’argent faramineuses et, quand celles-ci ne suffisent pas, des prostituées.
Molinas et Hacken ne choisissent pas leurs cibles au hasard : ils ne tentent de recruter que des adolescents infortunés et fragiles, mais talentueux et soucieux de leur image. Les étudiants qui craquent ont des bonnes raisons de le faire, ils peuvent encaisser plusieurs milliers de dollars en un soir. Les bonnes semaines, Molinas empoche près de 50 000 dollars.
Ses liens avec la pègre s’en trouvent consolidés. Le petit juif du Bronx fait désormais directement affaire avec Tommy Eboli, le boss de la famille Genovese – l’une des Cinq Familles mafieuses de New-York – ou Frank Rosenthal, richissime mafioso de Chicago. Vincent Gigante, ex-boxeur et futur parrain de Cosa Nostra, l’incite à diversifier son activité. Molinas se penche sur les courses hippiques, qu’il tente de truquer à l’aide de secousses électriques données aux chevaux au moment du départ.
Il s’attaque aux matches de boxe, drogue un protagoniste avant la rencontre puis parie sur son adversaire. Plus il triche, plus cela paye. Le réseau qui l’entoure, composé de bookmakers malhonnêtes, de joueurs corrompus et d’intermédiaires mafieux, ne fait qu’exacerber son sentiment d’impunité.
4 – La chute
En février 1961, son associé et ami d’enfance Aaron Wagman échoue à acheter Jon McBeth, joueur de football américain à l’université de Floride. Ce dernier alerte son coach, qui se tourne vers la police. Le FBI ne tarde pas à faire le recoupement avec le témoignage d’Everett Case, l’entraîneur de North Carolina State, lequel soupçonne trois de ses joueurs d’avoir sciemment fait perdre leur propre équipe lors du choc face au rival de North Carolina, quelques jours plus tôt. Aaron Wagman est arrêté et l’enquête permet, en mars, de mettre la main sur Joe Hacken. Au total, quarante-sept joueurs de vingt-sept universités sont interrogés. Trente-sept sont arrêtés et trente-trois admettent avoir reçu jusqu’à 4 750 dollars pour influencer le résultat d’une ou plusieurs rencontres.
Jack Molinas pense pouvoir passer entre les mailles du filet. Il se trompe. S’il a souvent été couvert par une foule d’entremetteurs, il est un maillon trop solide de la chaîne pour que les joueurs approchés ne soient pas au courant de son implication. La quasi-totalité de ces derniers témoignent contre lui, provoquant son arrestation en 1962, à la suite de nouvelles écoutes téléphoniques. Le FBI déduit que l’athlète à la gueule d’ange a truqué au moins soixante-sept matches de basket universitaire.
Plus de dix joueurs, approchés par Molinas sans toujours accepter ses pots-de-vin, pâtiront d’avoir été ne serait-ce qu’en contact, un jour, avec le truand. Doug Moe, la star de l’université de North Carolina, sera banni par la NCAA et la NBA pour avoir eu le tort d’accepter de se faire payer le déplacement – soixante-quinze dollars – jusqu’au lieu de rencontre fixé par Wagman. Connie Hawkins, 19 ans et superstar des playgrounds de Brooklyn, est le plus célèbre des jeunes talents impliqués.
Ayant eu le malheur d’accepter deux cents dollars des mains de Molinas pour ses dépenses scolaires (somme que son frère, Fred, a remboursé quelques semaines plus tard), Hawkins est viré de l’université d’Iowa puis blacklisté par la NCAA. Il se présente à la Draft NBA 1964 mais aucune franchise ne le sélectionne. Il retente en 1965, en vain. L’Association le bannit officiellement l’année suivante. Blanchi car trop talentueux pour être indéfiniment mis à l’écart, l’intérieur n’y fera ses débuts qu’en 1969 pour une courte carrière de sept saisons, couronnée par quatre sélections au All-Star Game.
5 – La taupe
Lors de son jugement, durant les premières semaines de l’année 1963, Molinas affiche toujours le même air suffisant, presque narquois. Quand le procureur lui propose un deal – admettre son rôle et abandonner ses fonctions d’avocat contre une peine de six mois de prison seulement – il le balaye sans remord en estimant qu’il n’a « fait de mal à personne », sauf peut-être « à quelques parieurs ». Reconnu coupable de corruption, il est finalement condamné à passer quinze ans derrière les barreaux.
« Vous êtes l’acteur principal de cette conspiration, vous avez usé de votre prestige de star du basket pour manipuler des étudiants et l’ensemble du public, le sermonne le juge Joseph A. Sarafite. Vous êtes quelqu’un de profondément immoral ».
Interné au centre correctionnel d’Attica, Jack Molinas se découvre un nouveau hobby : le marché boursier. Il lit quotidiennement le Wall Street Journal et est autorisé à appeler son courtier pour gérer ses placements. Il joue avec deux millions et demi de dollars et, comme il se remet à gagner de l’argent, encourage les autres détenus et les gardiens à en faire de même. Evidemment, il monnaye ses précieux conseils. Deux fois par semaine, il passe même la journée à Wall Street. Il est récupéré à dix heures du matin par une limousine, qui l’emmène à Manhattan où il est escorté par deux policiers. Son unique consigne est de rentrer avant minuit.
Les autres détenus le jalousent et l’évitent, car certains le soupçonnent d’être un agent infiltré. Ils ne sont pas si loin de la vérité : Molinas est bien une taupe, révélant à partir de 1965 de précieuses informations concernant des courses de chevaux truquées par des membres du crime organisé. Il est dès lors placé à l’écart des autres détenus et retrouve la liberté moins de trois ans plus tard, cinquante semaines seulement après avoir commencé à purger sa peine.
6 – La folie des grandeurs
Il a trente-sept ans et l’envie de redémarrer une nouvelle vie. Parce qu’il la veut luxueuse et toujours plus mouvementée, celle-ci, décide-t-il, se déroulera sur la côte Ouest. Il s’installe à Los Angeles en 1970, achète une villa sur Hollywood Hills et se fond dans le milieu criminel californien, moins select que celui qu’il avait jusqu’alors connu à New York.
Il fait plus de cent kilos mais conserve un talent certain pour le basket – il sera régulièrement aperçu sur les playgrounds de la ville avec le jeune retraité Wilt Chamberlain – et un charme naturel dont il abuse pour enchaîner les conquêtes. Il accorde désormais une importance déterminante à son apparence car, il le sait, il va devenir une star. Un livre sur son incroyable parcours est en cours d’écriture, et il envisage déjà de vendre les droits pour une adaptation au cinéma où Clint Eastwood ou Robert Redford joueraient son propre rôle.
Il se vante de son passé tenace de truand, et quand il va voir un match NBA au Forum, il se targue de ne pouvoir acheter lui-même un hot-dog car, explique-t-il, « cela m’obligerait à passer juste derrière le banc des Lakers : en moins de trois secondes, le FBI me tomberait dessus pour me passer les menottes ». Il se remet à parier sur les résultats sportifs, fonde une industrie de films pornographiques et sort avec l’une de ses actrices fétiches. Parce que gagner de l’argent est facile mais le dépenser l’est encore plus, il arrondit ses fins de mois en gérant un trafic illégal de fourrure. Seulement, Jack Molinas néglige les conséquences de ses débordements. Ses investissements et ses paris le couvrent de dettes.
Son partenaire d’affaires, Bernard Gusoff, est tabassé à mort dans son appartement le 15 novembre 1974. Molinas, qui détenait son assurance-vie, touche 500 000 dollars à la suite de sa mort. La police soupçonne l’ancien joueur de basket d’avoir préparé et ordonné l’assassinat de son collègue. Ils auront des doutes pendant neuf mois, jusqu’à ce que Jack Molinas subisse le même sort dans son patio, d’une balle dans la nuque.
Son assassin, Eugene Connor, est condamné à la perpétuité après avoir été dénoncé par son propre frère. Le commanditaire du crime, un mafieux new-yorkais nommé Joseph Ullo à qui l’ancien joueur de basket devait de l’argent, est lui acquitté. Parce que Molinas était un voyou qui aimait trop l’excès et que son meurtre est voilé par de trop grandes zones d’ombre, l’enquête est expédiée. Il est tout de même établi que l’ancien joueur devait plus de 600 000 dollars à divers membres de la pègre. Grisé par son envol, Molinas s’est brûlé les ailes, torpillant une vie ramassée, furieuse et égoïste.
À la sortie de ses cinq années de prison, avant de rejoindre la Californie, il avait eu le culot d’assister à plusieurs matches des Knicks, invitant aux premiers rangs du Madison Square Garden flambant neuf ses amis et ses conquêtes. Il y rencontrait des supporters admiratifs, des mafieux reconnaissants et des bookmakers envieux. À la mi-temps d’une rencontre face aux Suns de Connie Hawkins, il s’était retourné vers ses amis et leur avait lancé : « Si je lui tendais une enveloppe pleine d’argent là, maintenant, que se passerait-il ? Qui chierait dans son froc en premier, Hawkins ou Podoloff ? »
Au milieu des éclats de rire, il avait repensé au Commissionnaire de la ligue dont le vote avait condamné sa carrière NBA, huit ans plus tôt. Jack Molinas s’était alors fait une promesse. « Un jour, je danserai sur sa tombe ».