Ça y est, Tony Parker a annoncé sa retraite sportive. Une annonce totalement à l’image de « TP » : pensée, maîtrisée et contrôlée. Il avait annoncé qu’il déciderait de son futur en juin ? C’est donc en juin qu’il met fin au suspense, par un message sobre sur les réseaux sociaux, rapidement suivi par de longs entretiens à ESPN et L’Equipe, publiés de façon simultanée.
Et comme l’annonce a lieu un lundi creux en début de soirée, elle permet au quotidien sportif français de consacrer toute sa une à l’ancien meneur des Spurs. C’est totalement mérité, et c’est aussi bien pensé.
Au final, on s’y attendait quand même un peu. Après sa grave blessure, son départ des Spurs, sa saison sans playoffs à Charlotte, qui l’avait mis sur la touche pour faire de la place aux jeunes, Tony Parker sentait bien que s’il avait toujours le niveau pour apporter de bonnes minutes en NBA, ce serait forcément pour un rôle mineur, et sans forcément d’objectifs concrets. Alors que c’est cette quête constante d’objectifs qui le définit et l’a placé tellement à part dans le basket français.
Sa carrière tout juste terminée, il a déjà la tête à sa gestion de l’Asvel, de ses stations de ski, voire du rachat d’une franchise NBA. L’objectif ultime de sa vie de retraité. Les nouveaux objectifs sont posés.
Mais comment penser Tony Parker ? À lire les réactions suite à sa retraite, on voit un consensus général : Tony Parker est le plus grand basketteur français de l’histoire, la locomotive de notre sport depuis quasiment vingt ans. Mais il est étonnant de voir le manque d’impact émotionnel chez une bonne partie de fans, alors qu’il était si fort lors de la retraite de Boris Diaw. Tony Parker a-t-il réussi à gagner le coeur des Français ? Peut-être pas. Avec sa mentalité « à l’américaine », avec ses objectifs clairs, avec sa confiance affichée, il a souvent paru à l’écart, différent de ces basketteurs tricolors doués, capables d’exploits intermittents, mais dont l’excellence n’est qu’un instant, et pas un mode de vie.
Tony Parker a changé ça. Il a poussé plus loin que jamais l’équipe de France, remporté tout ce qui était gagnable en NBA, inspiré des générations de basketteurs français et internationaux, montré qu’on pouvait exister et briller sur le sol américain, en tant qu’étranger, sans être un géant.
Il y a donc quelque chose d’étonnant dans ce « culte » populaire voué à Boris Diaw, par rapport à ce respect froid dont bénéficie Tony Parker. Il y a en fait quelque chose de l’opposition Anquetil – Poulidor, et il faut lire le texte complet de l’historien Michel Winock dans ses « Chroniques des années soixante », sur ce qu’il a appelé « le complexe de Poulidor » pour comprendre un peu mieux la différence d’attachement.
Ce texte date des années 1980 mais il est toujours bien d’actualité, et à le lire, j’ai vraiment le sentiment que Tony Parker souffre finalement du « complexe d’Anquetil ».
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Dans la ferveur poulidoriste, on pressent un goût d’humanité, dont l’adversaire semble dépourvu. Anquetil paraît doté d’une chance insolente, l’autre accumule les déboires : il tombe, crève, se blesse juste avant le départ, se méprend sur un lieu d’arrivée : Poulidor la poisse, Poulidor la guigne… Mais Poulidor, humain trop humain, rassure le commun des spectateurs. Le visage émacié d’Anquetil contraste avec la figure pleine et épanouie de son concurrent. Le premier, très soigné, se donne-t-il un inévitable coup de peigne à chaque arrivée ? C’est un gommeux ! Se montre-t-il trop peu communicatif avec les journalistes ? C’est un poseur ! Est-il simplement timide ? Non, « il prend des airs » ! L’autre, en revanche, est jovial, bon garçon, acceptant les mauvais coups de la fortune avec une sérénité désarmante. Même la position d’Anquetil sur son vélo : trop parfaite. Poulidor, lui, sur le sien, a dit-on, des allures de facteur.
Anquetil a construit sa carrière en veillant à tous les détails. Il veut être un vrai professionnel, attentif à la rentabilité de son effort. Antoine Blondin, poète du Tour, a ce mot féroce à son sujet : un « gérant de la route ». Mme Anquetil est associée : Janine participe, veille à tout et engrange même des rentes publicitaires en posant pour une machine à laver. Poulidor, en face, passe pour un amateur impénitent, courant pour le plaisir, avec une bonhomie sympathique. Gisèle Poulidor est discrète, modeste, souriante — une bonne mère de famille. L’ambition ne paraît pas le fort de Raymond, adepte de la vie paisible, même s’il a un cœur « gros comme ça ». Son manager, Antonin Magne, déclare â l’Equipe, en 1963 : » Je me demande s’il est animé de la volonté indispensable à la réussite d’une grande performance. » De la volonté, il prouvera qu’il en a, ce qui lui manque, c’est cette rage de vaincre l’autre. Poulidor admet « qu’il ne se sent jamais devenir une bête » : « Je parviens difficilement à ce fameux dédoublement de la personnalité qui vous fait devenir un superman. »
Derrière ces deux stéréotypes, le public sent confusément que deux univers s’opposent, comme la modernité et l’archaïsme. L’un et l’autre coureur sont issus d’an milieu rural, mais ils n’évoluent pas dans la même civilisation agraire. Anquetil est représentatif d’une agriculture moderne. Il achète 200 hectares qu’il va administrer en chef d’entreprise. Poulidor compare lui-même les vaches grasses de Normandie aux vaches maigres de sa Creuse natale, « celles qu’on attelle à la charrue. aux lourds charrois arrachant le bois des gorges et des ravins. Alors forcément la production laitière s’en ressent ». Poulidor est la figure du « paysan résigné », qui ne se fait pas d’illusions, parce qu’il rencontre chaque jour l’adversité du sol, du climat. de la pauvreté séculaire. La malchance, il est armé contre elle : il connaît les gelées tardives, celles qui ont raison des blés prometteurs. Anquetil est le symbole d’une économie de marché, spéculative, entreprenante. Il boit du whisky, il se déplace en avion. Dans le Tour comme dans la vie, c’est le patron.
Ce goût des Français en faveur de Poupou, c’est un attendrissement nostalgique pour la société rurale dont ils émergent en ces années de mutation rapide. L’univers anquetilien représente un avenir froid qu’ils redoutent. Du reste, la grande spécialité du Normand est la course contre-la-montre : la tyrannie des aiguilles est celle du monde industriel, le Limousin, lui, est bien en montagne, c’est l’homme de la nature : il adapte ses journées aux mouvements saisonniers du soleil. Il éclate de santé. Les admirateurs de Poulidor savent bien qu’Anquetil est le plus fort, mais le fond de sa supériorité les glace : ils y sentent l’artifice, la planification, la prépondérance technologique.
Drôle de pays quand même que celui-là, qui applaudit les vaincus, chérit les deuxièmes, donne des noms de défaite à ses promotions de saint-cyriens et siffle les lauréats « gagneurs », les conquérants, quand ceux-ci n’ont pas sacrifié à l’obligation de panache. Fidélité à la morale chevaleresque, au « tout est perdu fors l’honneur » de Pavie ? L’histoire de la France est pleine, il est vrai, de revers transfigurés en exploits. C’est un grand mérite, mais il ne faudrait pas en abuser.